L'Eskabel : La soif de vengeance
Scène

L’Eskabel : La soif de vengeance

L’Eskabel a toujours cru que le théâtre devait déranger, voire provoquer, dans le but d’engendrer une réflexion sur la nature humaine. Avec Elektra, tragédie grecque de Sophocle, la compagnie de théâtre de Trois-Rivières poursuit sa quête. Rencontre avec les trois comédiennes.

Automne 2004. Le noyau dur de l’Eskabel se rend à l’Espace Go de Montréal pour assister à une version revisitée d’Elektra. C’est le coup de foudre. La poésie et la clarté du texte réécrit par l’écrivain autrichien Hugo von Hofmannsthal en 1908 le séduisent littéralement. Il ne voit alors d’autre choix que de le monter à Trois-Rivières.

Encore une fois, c’est Jacques Crête qui signe la mise en scène. Carole Neill (Électre), Chantal Désilets (Clytemnestre) et Hélène Ménard (Chrysothémis), des collaboratrices de longue date, portent sur leurs épaules le poids de la tragédie, une effroyable histoire de vendetta. Elles ramènent à la mémoire un vieux récit de Sophocle, celui d’Électre qui attend impatiemment le retour de son frère Oreste (Martin Bergeron) afin de venger la mort de son père Agamemnon assassiné par leur mère Clytemnestre et par son amant Égisthe. Hantée par cette idée, la guerrière fera tout pour arriver à ses fins. Elle ira même jusqu’à manipuler sa propre sœur Chrysothémis, un être équilibré redoutant les effets de la violence. Ainsi, Elektra se révèle un cri terrible qui ne trouvera de fin que dans le meurtre.

Ce flot d’agressivité s’avère peu évident à gérer pour les trois comédiennes, surtout pour Carole Neill dont le personnage est habité par une rage incroyable. "Les personnages, à part Chrysothémis, sont excessifs. Alors, comme pour tout personnage excessif, il y a beaucoup de texte à mémoriser. Mais au-delà de la mémorisation, tu dois demeurer dans cet excès-là pendant une heure et demie de temps. Comme c’est ton personnage, forcément tu ne peux pas t’en aller ou débarquer. Pour moi, ça a été la première difficulté", explique-t-elle, tout juste avant une répétition. La beauté du texte vient heureusement appliquer un léger baume. "En dépit de la violence, poursuit-elle, il y a une certaine élégance dans l’écriture – c’est étrange de parler d’élégance quand on parle de violence – qui fait que, quand tu lis le texte le premier coup, tu dis: "Oh là là! Quels personnages!" Mais après, ça rentre facilement; il y a une certaine limpidité. La poésie fait que tu es fasciné par le texte. Le texte est beau. Et tu veux de l’approprier parce qu’il est beau."

COUP DE POING AU VENTRE

Bien qu’elle date de près de 400 ans avant J.-C., la pièce colle encore à la réalité d’aujourd’hui. "Je pense que le propos des tragédies grecques est toujours d’actualité. Médée, par exemple, il suffit de lire les journaux pour voir qu’il y a plein de femmes qui tuent leurs enfants. Des histoires de vengeance ou de haine, il y en a plein maintenant aussi. Le cœur humain n’a pas changé", clame Chantal Désilets.

L’équipe de l’Eskabel est cependant heureuse d’avoir déniché un texte modernisé, où les dieux ont pris le décor. "Quand il y a des dieux dans les tragédies grecques, ça nous permet de nous distancer: "Ah! c’était dans ce temps-là!" Alors que, quand on modernise le propos, on est obligés de voir la réalité et c’est dérangeant. Et je crois qu’une des particularités du théâtre est de déranger. Ici, à l’Eskabel, ce n’est pas un divertissement pour nous. On pense que le théâtre a une fonction de provocation et de réflexion humaine", soutient Hélène Ménard. Chantal Désilets ajoute: "Parce que divertissement – je ne me souviens plus de la racine latine – veut dire se sortir de soi. Je pense que le théâtre, au contraire, doit nous révéler à nous-mêmes. Et je crois qu’une tragédie grecque peut faire ça." Naturellement, Carole Neill poursuit sa pensée: "D’autant plus quand le texte est plus moderne. Les tragédies grecques duraient en général six heures. C’était donc très long. Aujourd’hui, on ne pourrait plus le faire. Le but de ces pièces-là était justement une sorte de voyage intérieur, une réflexion sur soi-même. Si on reprenait le même texte, on ne rejoindrait pas les gens. La façon de le dire et de l’interpréter ne nous toucherait pas."

SOUS LE MASQUE

Comme à l’habitude, Jacques Crête a créé la mise en scène – des tableaux – de manière instinctive. Économisant les mots, il a su tirer profit de sa complicité avec les comédiens et l’artiste Lise Barbeau, qui a conçu les décors et les costumes. "On est habitués de travailler ensemble. Il y a des choses qu’il n’a plus besoin de nous expliquer. On sait ce qu’il veut dire. Ça ne signifie pas qu’on est capables de le faire tout de suite. Mais on comprend ce qu’il veut dire et vers quoi il s’en va", indique Chantal Désilets. Cette grande amitié devrait sans doute se faire sentir dans cette production exigeante, où chacun a hérité d’un personnage aux antipodes de son véritable caractère.

Tous les jeudis et samedis jusqu’au 4 juin (sauf le 12 mai)
À l’Eskabel

Voir calendrier Théâtre