Les Trois Sours : Un impossible rêve
Les Trois Sœurs, dans la mise en scène iconoclaste de Wajdi Mouawad, débarquent enfin à Montréal. Marie Gignac y incarne Macha, un rôle de taille qu’Anton Tchekhov écrivit pour celle qui allait devenir sa femme, la comédienne Olga Knipper.
Présentées plus d’une cinquantaine de fois depuis sa création par le Théâtre du Trident en mars 2002, Les Trois Sœurs d’Anton Tchekhov, revues et corrigées par Wajdi Mouawad, ont été saluées par le public et la critique, en France comme au Québec. En 2002, l’Association québécoise des critiques de théâtre (section Québec) lui décerne son prix en soulignant la manière exceptionnelle dont la mise en scène arrime le texte à la sensibilité de notre époque. L’année suivante, le spectacle remporte le Masque de la production Québec et celui de la conception du décor. Ces jours-ci, le fruit d’une étonnante rencontre entre la Russie, le Liban et le Québec prend l’affiche du Théâtre du Nouveau Monde pour une série de 16 représentations.
Le 31 janvier 1901, au Théâtre d’art de Moscou, le cruel destin des Trois Sœurs est représenté pour la première fois. Depuis, le chef-d’œuvre de Tchekhov n’a cessé de retentir sur les scènes d’ici et d’ailleurs parce qu’il fait bien plus que tracer un portrait de la société russe du XIXe siècle, il cristallise aussi des interrogations communes à l’ensemble de l’humanité. Isolées dans la campagne russe, Macha, Olga et Irina rêvent d’un éventuel retour à Moscou, le territoire de leur enfance idéalisée. Sous des dehors de résignation, elles saisissent au vol le moindre espoir d’une évasion. Constamment entourées – et pourtant cruellement seules -, les trois femmes voient leur joie de vivre s’estomper, inéluctablement. Apparemment banales, leurs conversations quotidiennes laissent entrevoir le caractère éminemment tragique de leur existence. "C’est une pièce sur l’utopie, explique Marie Gignac. Les personnages n’osent pas réaliser leurs rêves parce qu’ils ont peur du désenchantement. Il y est aussi question du malheur en amour. Macha est mal mariée, Irina est aimée de quelqu’un qu’elle n’aime pas et Olga voudrait désespérément se marier alors que personne ne demande sa main. Comme tous les personnages veulent travailler ou cesser de le faire, c’est aussi une pièce sur le travail en tant que générateur de sens à la vie." Bien qu’ils décrivent les enjeux d’une œuvre écrite il y a plus d’un siècle, les propos de la comédienne pourraient aussi bien s’appliquer aux préoccupations de ses contemporains. "L’amour et le travail sont les deux axes principaux de nos vies, résume-t-elle. Dans les deux domaines, nous poursuivons des idéaux qui, souvent, sont difficiles à atteindre. Puisque notre monde est entièrement basé sur la quête du bonheur individuel, la pièce est toujours très actuelle."
À 18 ans, Macha Sergeïevna a été donnée en mariage à Koulyguine, un professeur qu’elle n’est jamais parvenue à aimer de cet amour brûlant qu’elle ressent pour le lieutenant-colonel Verchinine. "On dit toujours ça de son propre personnage, lance celle qui incarne pour la première fois l’un des protagonistes de Tchekhov, mais je trouve Macha différente des autres. Au début de la pièce, elle est plus résignée que ses sœurs, mais elle sera finalement la seule à avoir le courage d’aimer vraiment." Née à Québec, Marie Gignac ne s’imagine pas vivre et travailler ailleurs que dans la capitale. Peu de temps après sa sortie du Conservatoire d’art dramatique en 1983, elle rencontre Robert Lepage. Avec lui, elle écrit, conçoit et joue (un peu partout dans le monde) La Trilogie des dragons, Les Plaques tectoniques et Les Sept Branches de la rivière Ota. Codirectrice artistique du Carrefour international de théâtre de Québec depuis 1996, la comédienne signe sa première mise en scène – des Comédies siciliennes de Luigi Pirandello – en 1999. Depuis, la créatrice n’a cessé de concilier les deux véhicules. En janvier dernier, elle renouait avec Pirandello en dirigeant Six Personnages en quête d’auteur et, en mars, créait L’Effet Médée, une tragédie amoureuse de Suzie Bastien.
AVEC LES YEUX DE MA MÈRE
Les Trois Sours telles que les a imaginées Wajdi Mouawad. Photo: Louise Leblanc |
Grâce aux décors et aux costumes anachroniques d’Isabelle Larivière, aux éclairages d’Éric Champoux, aux maquillages de Florence Cornet et aux musiques contemporaines qu’a choisies le metteur en scène, la représentation exacerbe les signes de sa théâtralité. "Les origines libanaises de Wajdi transparaissent dans sa mise en scène, précise l’actrice. Le rythme et l’énergie physique du spectacle sont très arabes. La représentation est un véritable tourbillon où l’on tombe, court et se bouscule. Alors qu’il s’agit probablement de la pièce la plus tragique de Tchekhov, nous la jouons comme une comédie, avec l’énergie d’un boulevard!" Elle ajoute: "Les textes de Tchekhov peuvent supporter quelques entorses. Il est possible de les "recontextualiser" plus facilement que d’autres classiques. Peut-être parce qu’ils mettent en scène des gens ordinaires, pas des héros, mais des gens qui vivent une vie assez semblable à la nôtre." Voilà qui décrit bien la manière très personnelle avec laquelle Wajdi Mouawad a approché Tchekhov. En le lisant "avec les yeux de [sa] mère", explique-t-il dans le programme du spectacle, il a réalisé que "Tchekhov était le plus grand auteur libanais de tous les temps". Après avoir choisi la traduction d’Anne-Catherine Lebeau et d’Amélie Brault, une partition dont la musicalité respecte à la fois celle du texte original et les spécificités du français parlé au Québec, le metteur en scène a demandé à ses acteurs (Lise Castonguay, Marie Gignac, Anne-Marie Olivier, Nancy Bernier, Jean-Jacqui Boutet, Benoît Gouin, Paul Hébert, Steve Laplante, Richard Thériault, Vincent Champoux, Ginette Guay et Michèle Motard) "de ne jamais essayer de se prendre pour des Russes". Au sujet de cette appropriation, la comédienne conclut: "Bien que nous ayons reconstruit les personnages, que nous les ayons rapprochés de nous le plus possible, je pense que nous avons été très respectueux du sens profond de la pièce."
Du 19 mai au 4 juin
Au Théâtre du Nouveau Monde
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