Daniel Danis : Muette lettre
Scène

Daniel Danis : Muette lettre

L’auteur saguenéen Daniel Danis a créé une véritable épopée avec sa pièce e, un récit-fleuve d’une profonde densité qui mêle les notions de l’archaïque et du moderne.

Daniel Danis

est à Ottawa pour présenter sa pièce e, qui portait initialement le titre e roman-dit, mais dont la seconde portion du titre a été reléguée au sous-titre. Avec son imagination foisonnante, Daniel Danis explique sa pensée et sa démarche de façon éclairante, transporté par la recherche de sens… "Le théâtre est le véhicule par lequel j’ai commencé à explorer le monde; avec les pieds et la langue", constate-t-il.

En résidence au Théâtre national de la Colline à Paris, Daniel Danis a poli son œuvre pendant cinq ans avec l’aide du directeur artistique Alain Françon, qui signe ici sa troisième mise en scène de son jeune protégé – avec Celle-là et Le Chant du Dire-Dire. Dans le cadre du Laboratoire de mise en scène du CNA, les deux hommes de théâtre présentent cette fable tragicomique en première canadienne avec sa distribution française.

Située dans un lieu précédant l’invention de l’histoire, la pièce e raconte la quête de J’il, enfant héroïque d’un peuple de Métis, de va-nu-pieds en exode, qui sont parqués provisoirement sur les terres du maire Blackburn. À sa sortie de prison, J’il, qui a clandestinement appris à écrire, devient le chef spirituel de son peuple, les Azzédiens. Dadagobert, le père de J’il, perd ensuite la terre en jouant aux cartes avec le maire, et une guerre "mémoricide" éclate où Romane, la femme de J’il, un symbole de tolérance, ainsi que les jumeaux Jadis et Demain risquent d’être effacés.

D’une richesse et d’une complexité indéniables, le texte de Daniel Danis soulève pourtant des questions simples en parlant de l’appartenance au territoire et à la terre, de la représentation de l’exode, de l’exclusion… J’il, qui deviendra donc dans cette aventure chef d’armée, choisira le pacifisme comme réponse à la guerre. "Dans la première version que j’ai faite de la pièce, J’il était un héros qui gagnait la guerre avec la force et je me suis soudain demandé pourquoi il était gagnant, quelle autre réponse pourrait être donnée à la guerre. […] Aujourd’hui, on se fait démolir deux bâtiments à New York et le premier réflexe que l’on a, c’est d’envoyer 12 000 bateaux, 150 000 hommes… pour bafouer l’autre. Et si on s’était dit, à ce moment-là, "et si on faisait l’inverse? Qu’est-ce que ça nous prendrait au niveau de l’imaginaire pour qu’on arrive à cette inversion de geste?" À mon avis, il manque un gène à l’être humain qui ferait en sorte qu’il n’aurait pas une pensée binaire ou linéaire, mais une pensée plus ronde, sphérique", observe Danis.

E COMME ÉCRIRE

Fortement symbolique, la pièce puise sa forme dans la tradition médiévale, évoquant la chanson de geste et les mythes anciens. "Quand je suis arrivé à écrire e, il me semblait clair qu’il y avait quelque chose qui jalonnait entre le Moyen Âge et aujourd’hui et que, par éminescence, il y avait cette notion du troubadour, du dire public, qui ressemblait à ce qu’on faisait au théâtre, ces gens qui arrivaient sur la place publique et qui disaient quelque chose qui a pour fonction de faire réfléchir…"

Jouant avec les notions de l’écriture, son récit fera apparaître le personnage de Soleil Didascalienne, fille cadette de J’il qui agit comme le chœur du peuple et qui racontera l’odyssée de son père. L’auteur a aussi créé une énigme autour de la lettre "e", sa pièce étant constituée de 34 tableaux dont 25 sont désignés par les lettres de l’alphabet à l’exception du "e" manquant. "Le rôle que je m’assigne, c’est bien celui par lequel les images me traversent. Je ne suis au fond que le transcripteur de ce que racontent ces images… Je ne sais jamais, au fur et à mesure que j’avance, quel est le lien véritable que je fais entre elles et, tout à coup, je vois l’entièreté du travail, les images se mettent donc à dire. C’est comme si je procédais de l’oreille plutôt que de la littérature."

Les composantes de merveilleux et de burlesque dans l’écriture de Danis ne sont pas sans rappeler Maeterlinck ou Rabelais, avec sa langue charnue, inventive, colorée. "Je n’ai de ramification à aucune littérature. On m’a beaucoup dit que ça ressemblait à Ducharme, mais je ne l’ai jamais lu. À vrai dire, je n’ai aucune culture littéraire; j’ai dû lire trois livres dans ma vie, avoue-t-il. […] Je ne suis jamais dans la langue pour faire de la langue, c’est la langue qui me vient, elle s’enracine dans l’image. Alors, avant d’écrire le mot table, je vois la table."

Une expérience, certes, qui aura poussé plus avant la recherche de l’auteur sur le rôle du théâtre dans la société, étude qui se complaît avec celle de son acolyte Alain Françon. "Ce qui m’a toujours sidéré chez Alain, c’est sa manière de conduire les acteurs sans jamais se lever, aller sur la scène et dire comment une réplique doit se faire ou quel geste doit se produire. Il pose plutôt des questions aux acteurs, il revient toujours à la matière textuelle, il laisse les questions ouvertes et l’acteur travaille jusqu’à ce qu’il soit en relation avec le texte et l’espace scénique. Alain travaille en fonction du sens à l’intérieur d’une scène, d’une réplique, d’un mot… Mais il travaille aussi en fonction de la responsabilité de l’acteur liée à l’acte de dire. Et tout ça tient de la magie d’Alain Françon, qui est unique à mon avis", conclut-il.

Le 19, 20, 21 et 27, 28 mai
Au Théâtre du CNA

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