Estelle Clareton : Perdus dans le même décor
Scène

Estelle Clareton : Perdus dans le même décor

Estelle Clareton livre sa nouvelle chorégraphie, la séduisante et bien nommée Furies Alpha 1/24.

Jeudi 15 septembre. J’entre dans le bâtiment de l’Agora de la danse pour aller voir mon premier spectacle de la saison, après un long congé d’été. Il s’agit de Furies Alpha 1/24 d’Estelle Clareton, que je croise d’ailleurs juste avant de m’engouffrer dans la pénombre de la "boîte noire" où les interprètes nous attendent, déjà actifs sur scène. La chorégraphe affiche ce calme qu’ont les gens devant l’inévitable. Je la salue et lui dis: "Merde!"

Le "je" qui critique est humain. Il est subjectif et peut avoir lui aussi, par moments, les émotions prises dans la gorge avant, pendant ou après un spectacle. On lui demande toutefois, par hygiène rédactionnelle, de nettoyer tout ça avant l’exposition sur papier. Pourtant, c’est si beau quand ça sort du corps en boitillant comme un jeune faon dans l’aurore. Je transgresse donc, en éternel adolescent. Voici ces premiers mots qui me sont tombés du cœur. Je vous les livre en vrac.

De grandes bandes de clôture à poules nous séparent des danseurs… ou peut-être cela nous unit-il à eux? Ils se déplacent dans toutes les directions. Est-ce aléatoire? Au milieu de la scène, une porte est tenue par un interprète. Parfois on vient frapper. Tout ça dure depuis un bon moment et je me demande si cette amorce n’est pas trop longue… on frappe encore à la porte. Celle-ci s’ouvre enfin et la gestuelle explose dans un souci incontestable de l’espace. Je sais maintenant que ce début n’était pas trop long.

Les six interprètes sont lancés. Annik Hamel est foudroyante. Son expérience lui permet de pousser sa performance jusque dans des déséquilibres et des imperfections techniques volontaires d’une valeur poétique inestimable. Je la sens d’une forte fragilité. C’est un titan. Elle frappe. Elle mord. Elle se débat pour que nous retenions quelque chose de cet instant magnifique. À ses côtés, une Elinor Fueter qui nous visse littéralement à notre siège. Elle est entière dans son geste et sait faire corps avec ce qui l’entoure, que ce soit des mots, de l’inanimé ou du vivant. Il y a des gens, comme ça, qui ont la main constamment posée sur la clé de la valve et qui connaissent d’instinct le moment, la pression…

Parfois, des ombres sont projetées sur les murs, nous rappelant qu’ils existent. Le métal de la clôture à poules, devant nous, scintille périodiquement. Il ne s’agit pas d’un poulailler, j’en suis sûr. Mais il s’agit bien d’une incarcération. De qui? De quoi? De la vie? De l’Amour? De la passion? Du couple, peut-être? Mais quel couple? L’homme et la femme? Les faibles et les puissants? Cette porte revient toujours et encore, comme une résistance à la pénétration qui nous place en alternance dans la position du voyeur ou dans celle de celui qui ne peut pénétrer ou être pénétré, selon l’angle de l’objet scénographique.

La musique électronique d’Éric Forget fonctionne… elle est subliminale. Sa progression et son rythme sont collés à la lumière et au mouvement des corps. Je sors vaincu de cette pièce. Touché. J’ai aimé ça…

Jusqu’au 24 septembre
Au Studio de l’Agora
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