Dragan Milinkovic : Amère America
Scène

Dragan Milinkovic : Amère America

Dragan Milinkovic met en scène Amerika, suite, une pièce de la surdouée du jeune théâtre serbe, Biljana Srbljanovic.

Kafka n’avait jamais foulé notre continent quand il a écrit son roman L’Amérique. Biljana Srbljanovic, elle, connaît bien. Celle qui propose aujourd’hui un audacieux contrepoint à l’œuvre kafkaïenne a toujours aimé voyager, ses récents succès sur la scène internationale lui donnant plus que jamais l’occasion de parcourir le monde, et si elle a situé Amerika, suite dans le New York post-11 septembre, c’est en toute connaissance de cause et de territoire.

"Pour moi, il s’agit de sa meilleure pièce", s’enthousiasme son compatriote Dragan Milinkovic, invité par Le Groupe de la Veillée à mettre en scène Amerika, suite au Théâtre Prospero. "Biljana l’a écrite il y a deux ans, donc après les attentats de 2001, mais, fidèle à son habitude, elle n’y traite pas directement des grands thèmes, des grandes questions actuelles d’ordre politique et social. Elle nous montre le New York contemporain, mais en se concentrant sur un individu, Karl Rossman, qui va vivre de profonds changements. Il y a une multitude d’échos de la ville et du monde, bien sûr, d’allusions aux tensions culturelles qui marquent notre époque, mais tout ceci nous parvient toujours à travers cet individu et les épreuves qu’il traverse", précise Milinkovic dans un français soigné, mais dont le flot est modulé par d’émouvantes petites interrogations sur le sens précis des mots, comme autant de cailloux qui feraient chanter une rivière.

Karl Rossman, sorte de descendant du protagoniste kafkaïen, entretient avec son homonyme une parenté certaine, ne serait-ce que dans l’inadéquation entre lui et la structure sociale à laquelle il appartient. Inadéquation révélée quand ce fin finaud de la haute finance perd subitement sa situation, prenant soudain la mesure du rempart que constituaient pour lui son compte en banque mirobolant et son appartement de l’Upper West. Autour de lui, ne restent que de rares amis, dont on comprendra peu à peu qu’ils sont eux aussi au bord de l’abîme. "L’auteure aborde avec beaucoup d’intelligence les rapports entre les riches et les pauvres, les frontières qui s’élèvent d’elles-mêmes entre les uns et les autres, puis toute la problématique de l’intégration de l’individu dans un tissu social complexe, ce qu’incarne parfaitement une mégalopole comme New York."

LANGUE UNIVERSELLE

Contestée dans son pays pour son habitude de malmener l’idéologie dominante mais acclamée un peu partout en Europe et dans le monde, Biljana Srbljanovic a vu ces dernières années son œuvre traduite en 30 langues, puis se retrouver au programme de multiples institutions (dont l’UQÀM). On se souvient en outre d’Histoires de famille, présentée l’an dernier au même Théâtre Prospero et qui avait fait mouche – la même pièce est actuellement montée à Toronto. "Le travail de Biljana s’inscrit pour moi dans le mouvement d’une nouvelle dramaturgie européenne, qui compose entre autres une réponse à une globalisation accélérée. Avec quelques autres, elle contribue à changer radicalement l’écriture de théâtre, assure Milinkovic, qui n’a que de bons mots pour la dramaturge. Elle voyage beaucoup, elle le fait les yeux grands ouverts, et encore une fois, elle parvient à montrer toute une problématique à partir de quelques indices."

Milinkovic, pour qui le théâtre a sans conteste une portée politique, va plus loin: "Il faut prononcer quelques paroles en faveur de la nature humaine, de ses lois, qui sont plus puissantes que les lois économiques et sociales que nous avons produites. L’argent ne peut pas consoler la société, son effet à long terme est artificiel. Ça va tomber…", prophétise-t-il.

Une fois encore présentée dans le cadre du cycle "Territoires balkaniques" créé par Le Groupe de la Veillée, cette production est l’occasion pour le metteur en scène de travailler avec une équipe de comédiens exclusivement québécois, dont Marie Charlebois, François Trudel et Frédéric Lavallée. "Voilà un autre type de choc culturel, mais jusqu’à maintenant, ça se passe très bien. Il faut dire que moi, je dirige en tenant beaucoup compte de la lecture que les comédiens font de la pièce, et dans ce cas-ci, cette lecture nourrit profondément mon travail."

À noter: le 22 octobre, Le Groupe de la Veillée organise une rencontre-débat intitulée Le Théâtre des Balkans, aujourd’hui. Avec Dragan Milinkovic, mais aussi Dominique Dolmieu, spécialiste de la littérature des Balkans, et Alisa Stojanovic, metteure en scène et professeure d’art dramatique à l’Université de Belgrade. Info: (514) 526-7288, poste 303.

Jusqu’au 12 novembre
Au Théâtre Prospero
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