Isabelle Huppert : Étoile noire
Scène

Isabelle Huppert : Étoile noire

Isabelle Huppert, la seule et unique, se produit pour la première fois sur une scène montréalaise, celle de l’Usine C. Sous la direction de Claude Régy, figure majeure du théâtre français, la comédienne vient défendre 4.48 Psychose, le bouleversant monologue de Sarah Kane, enfant terrible de la dramaturgie britannique contemporaine.

Depuis plus de deux ans, le bruit court. Depuis plus de deux ans, les nombreux admirateurs québécois d’Isabelle Huppert s’attendent à voir surgir son nom dans la programmation d’un festival ou d’un événement spécial. Eh bien la rumeur est confirmée: la grande actrice française sera à Montréal dès les premiers jours du mois de novembre. Entre les murs de l’Usine C, elle défendra 4.48 Psychose, un texte que la dramaturge britannique Sarah Kane signa peu de temps avant de s’enlever la vie. Depuis sa création par Claude Régy en 2002 (au Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris), ce spectacle reçoit un accueil extraordinaire, une réception grandement attribuable à la stupéfiante performance qu’y livre Isabelle Huppert (aux côtés de Gérard Watkins). Après avoir parcouru l’Europe, le Brésil et les États-Unis, la production prend finalement l’affiche d’un théâtre montréalais.

À 52 ans, Isabelle Huppert semble plus énergique que jamais. Ces jours-ci, la comédienne brille sur toutes les tribunes. D’abord, on lui consacre un livre: Isabelle Huppert, la femme aux portraits. Publié aux Éditions du Seuil, cet ouvrage contient 120 photographies réalisées au fil des ans par les plus grands photographes de notre époque (Cartier-Bresson, Goldin, Newton…). Également, dans les pages de ce livre, Elfriede Jelinek (La Pianiste) et Susan Sontag se prononcent sur le parcours phénoménal de la comédienne. Les 22 et 23 novembre, le plus récent film de Patrice Chéreau, Gabrielle, sera projeté dans le cadre du Festival du Nouveau Cinéma. Basé sur une nouvelle de Joseph Conrad, le long-métrage dissèque la crise qui naît au sein d’un couple bourgeois (Huppert et Pascal Greggory). D’autre part, inspiré d’un sulfureux ouvrage de Georges Bataille, Ma mère, un film de Christophe Honoré, vient tout juste d’atterrir dans les vidéoclubs québécois. Isabelle Huppert y tient le rôle d’une maman plutôt immorale. Pour public averti seulement.

SUR LES PLANCHES

Au cours des 30 dernières années, les incursions théâtrales d’Isabelle Huppert ont été aussi rares que précieuses. "Il s’agissait chaque fois de projets spéciaux, de propositions impossibles à refuser, d’aventures particulières, explique la comédienne, jointe par téléphone à Paris. Il y avait aussi des lieux et des contextes, comme le Festival d’Avignon et la Cour d’Honneur du Palais des Papes, l’Opéra Bastille ou encore le National Theatre de Londres." Ainsi, la majorité des quelque dix spectacles auxquels la comédienne a pris part depuis les années 70 a été marquée par une rencontre. Une rencontre avec des metteurs en scène de grande réputation: Robert Hossein, Peter Zadek, Claude Régy, Bob Wilson, Howard David, Jacques Lassalle et, tout récemment, Éric Lacascade, mais aussi avec des personnages immenses, des rôles imposants: Jeanne d’Arc, Orlando, Mary Stuart, Médée, Hedda Gabler. Ces héroïnes constituent autant de défis pour une actrice qui recherche la peur, qui s’en nourrit. "Le théâtre implique une certaine souffrance, avance-t-elle. Il y a là des sensations uniques, des sensations qu’on ne peut éprouver ailleurs. Après avoir joué au théâtre, la vie quotidienne paraît plutôt banale. C’est probablement pour cette raison que j’y reviens, pour le sentiment d’exister qu’il procure."

Claude Régy, aujourd’hui âgé de 80 ans, appartient aux piliers de la scène théâtrale française. Dans les années 60 et 70, il a créé certaines des pièces de Duras et Sarraute. Avec sa compagnie, Les Ateliers Contemporains, cet explorateur de la dramaturgie mondiale a exposé la France à une foule de nouvelles voix. Mentionnons Pinter, Stoppard, Bond, Handke, Strauss et Fosse. Claude Régy considère le comédien comme un canal entre le texte et le spectateur; il exige de ses acteurs une grande rigueur, un dépouillement qui, selon lui, contribue à la clarté du message. "Claude a une manière bien particulière de diriger les acteurs, précise celle qui en est à sa deuxième collaboration avec l’homme de théâtre. Il aime la langue et ses exigences ont pour objectif de la faire entendre le mieux possible. Il ne se contente pas de faire du théâtre, il pose une véritable réflexion sur ce qu’il fait, une réflexion qui transparaît dans ses spectacles."

LA DIFFICULTÉ D’ÊTRE

En 2002, Claude Régy lance un véritable défi à Isabelle Huppert en lui proposant de défendre le personnage principal de 4.48 Psychose, la dernière pièce de Sarah Kane et la seule à ne pas avoir été montée de son vivant. "Impossible de savoir si nous avons vraiment affaire à un personnage et s’il s’agit vraiment de théâtre", avoue la comédienne. Rappelons que Sarah Kane, dramaturge britannique née en 1971, est l’auteure de cinq pièces toutes plus rudes les unes que les autres: L’Amour de Phèdre, Anéantis, Manque, Purifiés et 4.48 Psychose. Le 22 février 1999, alors que son théâtre jouit déjà d’une réputation inouïe, Sarah Kane, conquise par une maladie indicible, un mal de l’âme profond et dévastateur, se donne la mort. 4.48 Psychose, son œuvre testamentaire, est un quasi-monologue, un flot de paroles incantatoires. "L’écriture de Kane est unique, affirme Huppert, elle multiplie les registres. Elle est parfois très littéraire et parfois carrément rock. J’y trouve une grande liberté et en même temps une grande précision, un encadrement." Située quelque part entre le poème et la prière, la partition exprime toute la souffrance d’une femme psychotique. 4.48, c’est l’heure à laquelle l’espoir s’éteint. "Elle est tout de même très forte, tient à clarifier la comédienne en parlant de son personnage. À mon avis, sa prise de parole constitue bien plus un acte de résistance qu’une complainte."

Du 4 au 12 novembre
À l’Usine C
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CRÉATURE DE CINÉMA
Aujourd’hui, à l’aube de la cinquantaine, au sommet de son art, Isabelle Huppert jouit d’une renommée internationale. Après une formation au Conservatoire d’art dramatique de Paris, la comédienne faisait ses débuts au cinéma dans Faustine et le bel été (1972) de Nina Companeez. Toutefois, c’est sa participation à La Dentellière (1976) de Claude Goretta qui la révélera au grand public. Deux ans plus tard, c’est la consécration: elle reçoit le Prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes pour son rôle dans Violette Nozière (1978) de Claude Chabrol; elle n’a que 25 ans. S’amorce alors une fructueuse collaboration entre le célèbre réalisateur et celle qui deviendra en quelque sorte une muse. Ensemble, ils tourneront Une affaire de femmes, Madame Bovary, La Cérémonie, Rien ne va plus, Merci pour le chocolat, et bientôt La Comédie du pouvoir. En 30 ans de carrière, Isabelle Huppert a joué dans près de 75 films, sous la direction des plus grands cinéastes français (Godard, Pialat, Jacquot, Tavernier, Blier, Doillon…) et de certains des plus audacieux réalisateurs européens et américains (Jerzy Skolimowski, David O. Russell, Michael Haneke…). En septembre dernier, à la Mostra de Venise, à l’occasion de la présentation de Gabrielle – le plus récent film de Patrice Chéreau, dans lequel Isabelle Huppert tient le rôle-titre -, la comédienne recevait un Lion spécial pour sa "contribution exceptionnelle au cinéma". Une carrière sans pareille venait d’être couronnée.