Samuel Beckett : Un mystère nommé Beckett
Scène

Samuel Beckett : Un mystère nommé Beckett

Samuel Beckett est né en 1906; cette année marque donc le 100e anniversaire de sa naissance. Pour le souligner, publications, colloques, productions de ses pièces un peu partout dans le monde: Dublin, Londres, Paris, New York, Tokyo et… Québec.

Un des grands dramaturges du XXe siècle, Samuel Beckett, avec la haute stature à tête grisonnante qu’on lui connaît, se dresse devant la postérité, mystérieux. Ou plutôt, bâtit un rempart de son œuvre, derrière laquelle il a toujours tenu à rester effacé, préférant la solitude, la compagnie de ses intimes, le secret de sa vie privée à toute la célébrité que lui apportèrent, assez tardivement, ses œuvres: la publication, après de nombreux refus, de sa trilogie romanesque (Molloy et Malone meurt en 1951, L’Innommable en 1953); le succès énorme, inattendu d’En attendant Godot en 1953; le prix Nobel de littérature, en 1969. En tout, une cinquantaine de titres, romans, nouvelles, pièces (Fin de partie (1958), Oh les beaux jours (1961)) ou textes divers, publiés avec régularité jusqu’à sa mort, en 1989.

Beckett a bâti une œuvre lucide, exigeante, d’une construction rigoureuse, poussant toujours plus loin une réflexion, ou plutôt un constat: celui du caractère absurde de la vie et du monde. Là où, pour les existentialistes, cet absurde débouche sur un engagement qui, seul, donne un sens à l’existence, chez Beckett, cette conscience aboutit à l’expression, écrit Martin Esslin, d’une "profonde angoisse existentielle qui est la dominante de [son] œuvre". On associe souvent les pièces de cet écrivain irlandais au Théâtre de l’absurde. Bien qu’il ait toujours refusé les étiquettes, il n’en partage pas moins avec les auteurs qu’on y classe (Ionesco, Genet, Adamov, Pinter) – jamais associés en école ou mouvement -, certains thèmes et éléments formels.

Dans ses romans d’abord, dans son théâtre ensuite, Beckett "n’a pas cessé de radiographier la misère humaine" (André Clavel). De l’errance et de la solitude des personnages de ses premiers romans jusqu’au dénuement le plus poussé, résultant finalement en la négation de l’œuvre elle-même, il est allé jusqu’au bout du roman. Par le théâtre, entre ensuite dans son œuvre "une respiration"; cette ouverture, présente dans En attendant Godot, s’y accompagne de fraternité, de tendresse. À mesure que Beckett avance dans son œuvre théâtrale, le même dénuement, la même déconstruction que celle présente dans le roman apparaît: le langage, d’abord divertissement, au sens pascalien, moyen de meubler le vide et donc, d’exister, se dérègle peu à peu jusqu’aux onomatopées, aux respirations, et enfin à la parole désincarnée. Il a poussé, ici aussi, jusqu’au dépouillement, jusqu’au silence les échanges.

On dit de Beckett qu’il était un être affable, serein, tout à l’opposé du monde qu’il a créé, où le tourment prend souvent la forme de l’autodérision, de l’humour, advenant aux moments les plus noirs. Peut-être, ses angoisses livrées à son œuvre, vivait-il comme Winnie, personnage de Oh les beaux jours, ensevelie, en fin de pièce, jusqu’au cou et, parfaitement lucide, encore capable de se réjouir de la lumière, des bruits, des souvenirs, seules beautés, combien précieuses, l’aidant à "tirer sa journée" dans un monde autrement vide et dénué de sens.

Beckett a écrit la plupart de ses grandes œuvres en français. Vivant à Paris pendant la plus grande partie de sa vie, il recherchait, semble-t-il, cette exigence, cette "lutte constante" (Esslin) que représente l’écriture dans une langue, pour lui, toujours étrangère bien que parfaitement maîtrisée. Autre façon de ne jamais céder à la facilité, autre facette de cette ascèse que fut pour lui ce qu’il conviendrait d’appeler le devoir de lucidité.

EN ATTENDANT GODOT

Sur le bord d’une route, dans une sorte de "no man’s land", Vladimir et Estragon, deux clochards, attendent. Godot doit venir les rencontrer. Mais qui est-il? Viendra-t-il? Est-ce vraiment le bon endroit?… Autant de questions sans réponse pour les deux amis, unis comme un vieux couple, se querellant, dépendant l’un de l’autre. S’inventant mille riens pour meubler le désert de leur attente, toujours recommencée, image de la vie elle-même.

Lorraine Côté, metteure en scène d’En attendant Godot, dirige Jack Robitaille et Jacques Leblanc, en Vladimir et Estragon. Avec eux, les comédiens Denise Gagnon, Hugues Frenette, Lucien Ratio, et les concepteurs Christian Fontaine, Isabelle Larivière, Sonoyo Nishikawa, Pascal Robitaille, Hélène Rheault.

Comment réagit-on quand on se fait offrir la mise en scène de cette œuvre marquante du XXe siècle?

Lorraine Côté: "D’abord, on se dit "quel honneur!", et ensuite… "au secours!". C’est comme un gros cadeau qu’on te donne, tu le déballes, et c’est après la surprise que tu te dis "Oh mon dieu, est-ce que je vais réussir à en faire quelque chose de bien?""

De quelle façon avez-vous travaillé?

LC: "D’abord, faut calmer la peur. Donc tu te dis "Pour quelques semaines, cette pièce-là est à moi." T’essaies de faire taire ton angoisse, et tu te donnes des permissions. J’ai lu beaucoup sur Beckett, sur son œuvre, j’ai lu et relu la pièce pour nourrir les comédiens, pour trouver comment ça s’incarne."

Jacques Leblanc: "Jack et moi, on a trouvé notre duo ensemble. Ça a pas été très long qu’on a trouvé ce plaisir de chercher, d’inventer ensemble. C’est très complexe à interpréter, parce qu’il y a une mécanique très précise là-dedans. Mais quand on réussit, c’est un immense plaisir."

LC: "La situation tient juste à ça: on a rien à faire, on attend, on remplit le vide, donc on se lance des répliques. Ils sont comme des jongleurs: ils jonglent avec les questions, les réponses; dès qu’il y a un blanc, c’est comme si la balle tombait et il se passe plus rien. C’est vraiment comme une mécanique: on "crinque" la machine, et là ils jouent, jusqu’au bout du ressort. Après ça, ils ont plus de ressort. Qu’est-ce qu’on fait? On "re-crinque", et on repart."

À quoi ressemblent ces deux personnages?

Jack Robitaille: "Vladimir a une certaine autorité; il est plus articulé, capable d’exprimer des choses. Il est en même temps le protecteur, mais aussi celui qui "bardasse" Estragon, qui essaie de l’entraîner dans de nouvelles choses. Il est plus dynamique qu’Estragon. Ce sont des forces: il y a celui qui essaie de faire avancer, et le poids de la résistance."

JL: "Estragon est très physique. Ce qui l’intéresse, c’est dormir, manger, les choses de base. Il a une grande force d’inertie, il veut pas beaucoup bouger. Il a mal aux pieds, il a toujours mal partout. Il se plaint, il est bougon, beaucoup plus pessimiste que Vladimir. Il ne peut pas vivre sans Vladimir, comme Vladimir ne peut pas vivre sans lui."

LC: "La pièce, comme le dit Hugues (Frenette), c’est comme un film d’aventures. Il se passe rien, mais il y a plein de péripéties: essayer une chaussure, enlever la chaussure, mettre un chapeau… Tout devient péripétie pour eux; comme quand on a rien à faire, on peut donner tellement d’importance à des choses qui n’en ont pas beaucoup. C’est comme si Beckett avait dépoussiéré le théâtre en le ramenant à certains éléments d’origine: ce sont des gens simples, mais qui parlent une langue vraiment théâtrale, dans des situations presque primaires. Les personnages ont rien: rien à manger, rien à faire, et tout est là. Pour moi, cette pièce-là est fascinante: il y a tellement de choses à y trouver, c’est sans fin. Toute l’humanité est là."

JR: "C’est une œuvre grave, écrite de façon tellement précise, judicieuse. C’est un grand plaisir de se confronter à ce texte superbement écrit."

Du 17 janvier au 11 février
Au Théâtre de la Bordée
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