Le Festin : L’article de la mort

Festin, la nouvelle production proposée par la Rubrique, est le premier texte de théâtre écrit par Sylvie Bouchard. Sa collaboration à l’écriture de plusieurs émissions à succès (Un gars une fille, Histoires de filles, Cauchemar d’amour, Samedi PM et Les Émissions du Groupe Sanguin) donne un avant-goût de la pièce… même si le sujet traité ne porte pas nécessairement à rire.

Mathurin (Benoît Lagrandeur) tente de vous tendre une embuscade pour vous attirer dans l’auberge dont il est tenancier, le Cochon riant. S’y trouve déjà Raoul (Yves Larouche), un bon vivant, héros sans médaille qui a la tête pleine d’exploits tout aussi incertains qu’incroyables, dont les hérésies seront maintes fois décriées par le jeune moine auquel donne vie Christian Ouellet… Un noble (Éric Laprise) passera aussi le seuil de la porte brisée de l’établissement, amené de force dans le but de jouir de sa richesse et peut-être de ses faveurs. Et, à la fois morte et vive dans cet univers, une fille brisée par l’amour (Sara Moisan), son chevalier l’ayant quittée pour tenir l’épée contre les Sarrasins. Même si celle-ci a le texte le moins fourni, elle sera certainement à remarquer; son rôle, étonnant, est très exigeant sur le plan de la présence sur scène et de la concentration.

L’auteure a travaillé avec sérieux, sa recherche historique est bien sentie. Raoul est un ancien croisé qui refuse de se joindre aux nouveaux mercenaires de la 7e Croisade qui s’engage contre l’Égypte. Il ne se doute certainement pas qu’il court plus le risque de croiser l’ombre de la mort dans la taverne où, loin des échauffourées de la guerre, il est devenu le principal pilier… L’originalité du texte réside probablement dans le fait de présenter le point de vue de ceux qui sont restés: l’économie chancelante des villages vidés de leurs hommes, où se terrent les quelques paysans qui sont restés, apeurés par la présence de brigands qui pullulent dans la forêt. Il présente aussi les difficultés des jeunes femmes emmourachées de quelque engagé parti pourfendre les Sarrasins… Celui qui a une bonne connaissance du Moyen Âge sentira facilement que le texte a des assises historiques solides, mais l’auteure s’est bien gardée de l’alourdir de trop nombreuses références à des faits réels.

UNE AUBERGE SIX PIEDS SOUS TERRE

Dès que les personnages sont bien en place, comme si les rideaux s’ouvraient trop tard, ou comme si la fin venait trop tôt, clients et tenanciers, et avec eux les spectateurs, ont les deux pieds dans une tombe où l’écho sera plutôt rigolo que macabre. Un personnage millénaire, la Mort elle-même, en avance sur son temps, se retrouve sur les planches et annonce en grande pompe que quelqu’un quittera cette gargote les pieds devant… Le génie de l’intrigue est de placer le spectateur, avec les personnages, dans une situation où ils doivent non seulement démasquer un assassin, mais aussi découvrir qui parmi eux est l’éventuel moribond… Un texte baluchon: léger et bien ficelé.

L’attitude des personnages face à cette intruse évoluera, ceux-ci présentant avec humour différents points de vue possibles en regard de la mort, du défaitisme qui empêche de vivre pleinement jusqu’à la justification de tous les excès par cette fin inéluctable.

ENTREVOIR LA MORT…

Parmi cette distribution regroupant d’excellents comédiens, Voir a rencontré Benoît Lagrandeur, à la fois comédien (Mathurin) et directeur de la programmation, et Guylaine Rivard, comédienne. Celle-ci incarne successivement Aliénor, épouse de Mathurin, et la Mort, à la fois maternelle et séductrice, consciente d’un pouvoir qui a bien des inconvénients: noceuse, elle est trop souvent victime d’une macabre réputation qui la précède.

Guylaine a commencé sa carrière avec le Groupe Sanguin, un peu d’impro et du théâtre d’animation. L’un des points tournants de son parcours est probablement sa rencontre avec Larry Tremblay. "J’ai appris énormément de cet homme-là, révèle-t-elle. Au niveau de la concentration, de la présence, une nouvelle forme de théâtre; je connaissais le théâtre d’animation, le théâtre classique un peu, là tout à coup je me rendais compte: "Ah, on peut faire ça au théâtre! C’est là-dedans que je veux continuer." Après ça je suis revenue en région et je n’ai jamais arrêté de faire du théâtre. Je suis très chanceuse." Benoît, de son côté, a étudié à Lionel-Groulx, à Montréal, en théâtre. Il a ensuite une expérience très variée de pigiste. Il a même fait un peu de show-business avec Diane Dufresne et Jo Bocan. C’est en 1992 qu’il a fait sa première mise en scène, à la Rubrique. "J’étais un peu fatigué d’être pigiste, avoue-t-il. Je me suis dit que ce serait peut-être le fun de mettre toute mon énergie à la même place. Même si je porte plusieurs chapeaux pareil, au moins tu "focusses": la Rubrique."

Interrogé sur le choix du texte, Benoît répond: "Habituellement, à la Rubrique, on est toujours plus hard en saison, mais là il n’y a vraiment pas grand-chose de dramatique. C’est ça qui est étonnant, partir d’un sujet comme la mort pour en venir là… Je trouve que c’est une bonne façon d’exorciser la peur. Aussi, son intrigue est très bien ficelée, tu ne vois pas arriver la fin." Guylaine ne tarde pas à renchérir: "C’est un spectacle famille, tu y vas avec ta mère, ton père, ta grand-mère, ton enfant… Tu as l’impression que tout le monde va se payer un beau moment. Je ne me rappelle pas avoir joué dans un spectacle comme ça."

Même pour des comédiens d’expérience, tout texte présente sa part de difficultés. Celui-là ne fait pas exception à la règle. "C’est un texte qui n’est pas évident à apprendre, précise Benoît. Et je ne sais pas si c’est parce que je vieillis, mais je le trouve physiquement difficile, ce show-là. Je sors de là vraiment la langue à terre." Il explique cette difficulté: "Ça demande énormément de concentration parce qu’il y a plein de petits déplacements, de petites affaires en même temps que le texte." Et Guylaine approuve les propos de son collègue: "C’est très chorégraphié, très placé. Il y a Éric Chalifour et Johanne Grenon qui ont fait un travail remarquable. Johanne est une assistante à la mise en scène très présente. Ils se sont amusés tous les deux à nous emmener quelque part…"

Et nous sommes invités à aller les y rejoindre, pour en mourir de rire…