Ginette Laurin : O Vertigo confidentiel
Dans ANGELs, Ginette Laurin dévoile l’âme de ses danseurs à travers leurs fantasmes de scène. Confidences sur un acte audacieux, nourri d’amour et de confiance.
Est-il bon de réaliser ses fantasmes ou vaut-il mieux les garder à l’état de désir? La question se pose avec la même intensité sur scène que dans l’alcôve. Et si chacun y apporte la réponse qui lui convient le mieux, il reste que nos fantasmes en disent long sur nous-mêmes et qu’ils constituent une incroyable source de créativité. Les sept interprètes de la compagnie O Vertigo en savent quelque chose: inspirée de leurs rêves de scène, la pièce qu’ils présentent en première mondiale à Montréal expose leur intimité en 75 minutes et en sept tableaux, sans entracte.
L’expérience, plutôt originale parce qu’elle célèbre les danseurs et qu’elle leur donne un pouvoir inhabituel, s’est avérée aussi stimulante que déroutante pour tout le monde. "On a pu travailler les yeux dans les yeux en évitant le plus possible le rapport chorégraphe-maître suprême et interprète-petit outil, commente la danseuse Mélanie Demers. Ginette nous a laissé une liberté hallucinante; c’en était même presque effrayant." "La première difficulté a été de laisser émerger le désir, explique Ginette Laurin, parce que les interprètes sont habitués à ce qu’on leur demande de faire des choses. Ça a pris du temps avant que chacun d’eux se laisse aller. Car ce n’est pas évident de laisser les autres entrer dans ton intimité… Le processus a demandé beaucoup de générosité et de confiance de part et d’autre. De mon côté, j’ai eu parfois de la difficulté à accepter d’utiliser certaines visions comme matériel chorégraphique. Par exemple, je ne suis pas une personne romantique et certaines images me semblaient trop »belles ». Je les ai retravaillées pour qu’elles soient plus humaines."
SECRETS DE FABRICATION
Pour lever les inhibitions de ses danseurs et qu’ils ouvrent la porte de leur jardin secret, Ginette Laurin leur a fait franchir plusieurs étapes. D’abord, il y a eu cette liste de fantasmes que chacun a rédigée et dans laquelle elle a puisé ce qui l’inspirait le plus. Ensuite, ces séances en cabine d’enregistrement où elle les interviewés pour mieux comprendre leurs motivations. Aussi, elle a fait venir de Belgique l’artiste Ted Stoffer. Danseur, chorégraphe et enseignant, il a organisé deux semaines d’ateliers pour explorer avec les danseurs comment donner corps à leurs désirs intimes avant que Ginette Laurin n’engage un travail individuel avec eux. Dans le cas de Marie-Ève Nadeau, qui souhaitait amener la figure de son grand-père sur scène, il y a même eu une visite dans la famille et une rencontre filmée avec le monsieur de 88 ans. Tout un travail d’introspection qui a largement débordé de la sphère professionnelle. "Après qu’on eut entamé le processus de création, se souvient Marie-Ève Nadeau, j’ai eu un souper de famille très intense où plein de choses qui n’avaient jamais été dites sont sorties. Il y a eu beaucoup de cris et de pleurs dont je me suis servie ensuite pour créer avec Ginette. Tout n’est pas resté dans le spectacle mais nous avons fait un bout de chemin ensemble dans les zones les plus sombres de moi."
Chez O Vertigo, les anges ont un sexe et ils vivent quelque part entre le paradis et l’enfer. "Cette pièce va puiser du côté de nos fragilités et de nos vulnérabilités, poursuit Mélanie Demers, ça change des archétypes forts et sereins auxquels O Vertigo nous a habitués. Moi, par exemple, je suis tombée sur l’idée du matricide au cours d’une improvisation. Ça a provoqué toutes sortes de questions et j’ai découvert que tuer sa mère faisait partie des fantasmes numéro un." Forcément, quand on parle des choses de l’esprit, on se retrouve naturellement dans les grands thèmes universels. Les spectateurs ont donc bien des chances de se reconnaître dans l’un ou l’autre des univers présentés.
REGARDER AVEC LE VENTRE
Alors que Ginette Laurin s’illustre généralement avec des pièces de groupe, ANGELs est une succession de solos et de duos qu’elle nous conseille d’aborder comme une exposition de peinture dont on apprécierait l’ambiance générale tout en se laissant atteindre par l’humeur particulière de chaque tableau. "On passe plus de temps que d’habitude en coulisses et j’ai beaucoup de plaisir à regarder les autres, commente Robert Meilleur. C’est un spectacle qui me touche beaucoup parce qu’on peut vraiment voir la personnalité de chacun d’entre nous. J’ai aussi l’impression qu’avec cette pièce, Ginette a eu envie de laisser plus de place aux sentiments des spectateurs et à leur imaginaire."
Des fantasmes exprimés laissant libre cours à notre imaginaire, voilà qui est bien intrigant. Mais il en va de la danse comme de l’amour: plus on a d’attentes, plus on risque d’être déçu; plus on est ouvert, plus on a de chances de faire de belles découvertes. "On veut que chaque spectateur reçoive la pièce avec son cœur et avec son ventre plutôt qu’avec sa tête, déclare Ginette Laurin. Il ne sert à rien de chercher à comprendre pourquoi telle chose se passe à tel moment et ce qui relie une séquence à l’autre. D’ailleurs, la voix off du grand-père de Marie-Ève nous a servi de liant pendant tout le processus de création mais on a finalement décidé de l’enlever parce que ce n’est pas utile que les spectateurs sachent pourquoi on passe d’un tableau à l’autre."
Qu’on se le dise, les fantasmes ont été source d’inspiration mais ils ne sont pas nécessairement explicites sur la scène. Parfois même, le film s’est avéré le seul moyen de les transmettre au public. "Tous les interprètes sont vraiment allés au bout de la démarche sans aucune censure, prévient la chorégraphe. Mais en même temps, je n’ai pas voulu provoquer avec ce spectacle. À part dans l’image finale, qui est celle de l’affiche, la nudité n’était pas interpellée, même si certaines scènes sont sexuelles. Le travail de Robert, par exemple, est très charnel, à fleur de peau, mais pas pornographique. Il est cru sans être vulgaire."
Pour un peu, on vous suggérerait ANGELs comme vibrante alternative aux traditionnels chocolats de la Saint-Valentin…
O VERTIGO EN BREF
1984: Ginette Laurin s’embarque, un peu perplexe, dans le projet de mener sa propre compagnie. À la recherche de son langage chorégraphique, elle explore la prouesse physique mais se montre résolument plus intéressée par l’énergie que dégage le mouvement que par sa forme. Elle s’était donné deux ans pour tester ses talents; elle reçoit le prix Chalmers de chorégraphie en 1986. Le public new-yorkais est déjà conquis.
1989: Avec sept créations à son actif, la chorégraphe se concentre sur la structure de l’espace. Celle qui conçoit la chorégraphie comme une architecture spatiale s’inspire des œuvres de Chagall pour une pièce commandée par le Musée des beaux-arts, où on la retrouvera en 2004. Déjà, la scénographie et les éclairages jouent un rôle essentiel dans ses pièces.
1990: Ginette Laurin creuse la veine des émotions et fouille de grands thèmes comme la mort ou la folie dans des œuvres plus théâtrales. Train d’enfer et Déluge jalonnent l’époque de la création de La Chambre blanche, qui fera le tour du monde et remportera le Grand Prix 1992 du CACUM ainsi que le prix Dora Mavor Moore.
1997: Deux nouveaux prix récompensent En dedans, qui marque le début des recherches sur la dualité et la polarité. Sur la musique de Steve Reich, La Vie qui bat ponctue d’un grand succès le 15e anniversaire de la compagnie. En quête de l’invisible, la créatrice se rapproche de l’interprète pour capter l’essentiel du mouvement. Curieuse des mystères de la création, elle consulte un astrophysicien pour Passare, en 2005. Son intérêt pour la vidéo et les nouvelles technologies va grandissant.
2006: O Vertigo a une quarantaine d’œuvres à son répertoire et un laboratoire de création au sous-sol de la Place des Arts. Ginette Laurin peut enfin créer sans souci et bien prendre sa place dans la communauté. Elle ouvre ses portes aux jeunes créateurs et multiplie les rencontres avec le public. Le rendez-vous après ANGELs est une installation à visiter au cours de la Nuit blanche du Festival Montréal en lumière.
Jusqu’au 11, et du 14 au 16 février
À la Cinquième salle de la Place des Arts
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