Robert Lepage : Au pays d'Andersen
Scène

Robert Lepage : Au pays d’Andersen

Robert Lepage s’apprête à replonger dans l’univers d’un auteur du passé dans Le Projet Andersen, son cinquième spectacle solo, qui propose une méditation sur les thèmes de la solitude, de la sexualité et de la communication.

C’est dans le cadre des événements entourant le bicentenaire du "trésor national" du Danemark Hans Christian Andersen (1805-1875) que Robert Lepage a été invité à créer un solo non pas sur une oeuvre du célèbre auteur pour enfants mais sur sa vie. "J’étais un petit peu peinturé dans le coin, surtout que je ne le connaissais presque pas", ricane le créateur lors d’une rencontre avec la presse d’Ottawa, au retour d’une tournée dans les grandes villes d’Europe.

Complètement déboussolé par les biographies qu’on lui donne à lire, et après avoir dit non à plusieurs reprises, il met finalement la main sur la publication controversée d’une journaliste britannique. Basé sur le journal intime d’Andersen, l’ouvrage traite notamment de sa solitude et de son ambiguïté sexuelle – entre autres de ses habitudes masturbatoires. Eurêka! Le grand maître de l’image et du verbe a trouvé le filon qu’il cherchait. "Il y a plein d’aspects qui sont importants pour comprendre l’oeuvre d’Andersen et qui ont été complètement ignorés par les Danois. C’est un monument littéraire, donc on fait attention, on évite d’en parler… C’est évident, on n’associe pas la sexualité à des contes pour enfants, mais ensuite on relit La Petite Sirène ou Le Vilain Petit Canard et c’est très présent; c’est déguisé, mais c’est là", note-t-il.

D’OMBRE ET DE LUMIÈRE

Lepage s’est inspiré librement de contes peu connus d’Andersen, soit La Dryade et L’Ombre. "Dans la dernière partie de sa vie, Andersen s’est mis à écrire des contes que les gens connaissent moins, parce que moins naïfs, moins pour enfants, où il s’intéressait au phénomène de l’inconscient, bien avant Freud et Jung, donc c’était quand même un homme très moderne qui savait qu’il y avait une vie mentale au-delà de celle qui est consciente, et son travail s’est mis à refléter ça de plus en plus…"

Et comme Lepage cherche toujours à donner une résonnance contemporaine et concrète à ses créations – "Je m’oblige toujours à avoir un personnage d’artiste et un Québécois, idéalement les deux en un personnage" -, il a ici comme point d’ancrage le personnage du parolier Frédéric Lapointe. Installé depuis peu à Paris pour remplir la commande de l’Opéra Garnier d’adapter La Dryade pour le programme jeunesse, le personnage va constater – un peu comme Lepage lui-même – que le conte ne s’adresse pas aux enfants et va se buter à plusieurs obstacles qui font jaillir nombre de personnages. "Quand Andersen a eu 62 ans, il est allé à l’Exposition universelle de 1867 à Paris, 100 ans avant l’Expo universelle de Montréal. La Dryade est inspirée de cette visite… J’ai commencé à fouiller là-dessus, et ça m’a amené à en savoir beaucoup plus sur sa vie personnelle; il n’allait pas juste à Paris pour voir l’Exposition universelle, c’est une ville qui l’éveillait sexuellement. C’était une période charnière dans la vie d’Andersen."

GÉOGRAPHE DU VERBE

Photo: Érick Labbé

Ayant toujours fait des spectacles solos plutôt personnels – "Je me suis intéressé à Cocteau, à Miles Davis, à Vinci, mais c’était des excuses pour mieux parler de moi" -, Lepage cherchait à se reconnaître dans l’illustre écrivain d’une autre époque. Il s’est confronté entre autres à son propre rapport à la solitude: "Je ne suis pas une personne très seule, mais quand même, dans ma vie, j’ai eu des moments où j’ai été plus solitaire, isolé, mis à part des autres…Aussi, le thème de la solitude est obligatoire puisque j’ai beau faire plein de personnages, je suis quand même seul sur scène à défendre mon affaire…"

Celui qui a fait ses études en enseignement de la géographie et qui rêvait de devenir cartographe a aussi reconnu une passion commune pour le voyage et l’amour des villes en la personne d’Andersen. Dans Le Projet Andersen, c’est le Paris d’hier et d’aujourd’hui que l’on dépeint en trame de fond: "Paris était la grande ville mondiale à l’époque. C’était très important pour Anderson comme ça l’est pour nous, Québécois, d’aller à Paris se faire approuver, se valider. Le personnage québécois de la pièce vit un peu cette désillusion, lui aussi, comme tout Québécois qui pense que le centre du monde, c’est Paris; mais ça ne l’est plus."

Lepage a bien entendu sorti l’artillerie lourde, avec sa compagnie Ex Machina, en ce qui a trait aux méthodes technologiques exploitées dans la production: "C’est le spectacle le plus abouti en matière d’intégration des nouvelles technologies et du récit. Je pense qu’on a un bel équilibre entre la recherche formelle et la recherche du texte, explique celui dont le spectacle est un constante évolution. C’est une réelle obsession pour moi de concilier le langage cinématographique et le langage théâtral. Je crois que le théâtre ne peut évoluer et rester vivant qu’en amenant dans son giron le vocabulaire d’autres formes narratives. On se fait raconter des histoires de toutes sortes de façons aujourd’hui – par la télévision, le langage photographique, le Web, le clip… donc notre vocabulaire est devenu extrêmement sophistiqué. J’essaie de raconter des histoires en empruntant à ces formes. Le spectateur d’aujourd’hui est rendu là, c’est nous, les artistes, les créateurs, qui ne le sommes pas", conclut-il.

Jusqu’au 1er avril
Au Théâtre du CNA
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