Maxim Gaudette et Sophie Cadieux : Transports en commun
Maxim Gaudette et Sophie Cadieux adhèrent au Désordre public semé à l’Espace Go par Evelyne de la Chenelière et Alice Ronfard. Rencontre avec deux acteurs et une metteure en scène transportés par les joies de la création.
Amorcé par le regretté Jean-Pierre Ronfard, le projet Aphrodite en 04 a été créé par Jacques L’Heureux et le Nouveau Théâtre Expérimental en janvier 2004. Chaque jour, la dramaturge Evelyne de la Chenelière a réécrit sa pièce, ajoutant et retranchant inlassablement des scènes. Chaque soir, huit comédiens fraîchement diplômés des écoles de théâtre se sont mis en danger. Tel que l’aurait voulu Jean-Pierre Ronfard, l’équipe a travaillé dans l’urgence, tout en s’assurant de remettre en cause les sacro-saintes conventions théâtrales. De cette concluante expérimentation est né Désordre public, une version définitive de la pièce, publiée aux Éditions Fides et créée ces jours-ci sur la scène de l’Espace Go. Alice Ronfard y dirige Sophie Cadieux, Maxim Gaudette, Jacinthe Laguë, Dominique Leduc, Didier Lucien, Jean Marchand, Marie Michaud, Édith Paquet et l’auteure-compositrice-interprète Anna Liani.
L’histoire commence dans un autobus, un endroit où les passagers, pourtant tassés les uns sur les autres, n’auraient jamais l’idée saugrenue de s’adresser la parole. Chacun se confine dans son monde intérieur, rumine sagement ses angoisses et ses félicités. Cet autobus, un transport en commun (commun comme dans communautaire), cristallise le grand paradoxe de la vie urbaine. Jusqu’à ce que Max, un jeune comédien au chômage, très conscient de sa personne et bien peu de ceux qui l’entourent, découvre qu’il possède un don, une faculté dont il se serait passé: il entend les pensées des gens qu’il côtoie, il entre malgré lui dans la tête de ceux qu’il croise. Ce jour-là, l’existence de Max l’égocentrique bascule et la pièce d’Evelyne de la Chenelière prend son envol. "Max vit ce qui lui arrive comme une catastrophe, un cauchemar, explique Maxim Gaudette à propos de son personnage. Il ne travaille pas, il n’est plus avec sa blonde… il a beaucoup de problèmes à régler et ceux des autres ne l’intéressent vraiment pas. Quand il entend ce que les autres pensent, leur vie intime, ça lui déplaît carrément." Mais, pour un acteur, une telle aptitude ne représente-t-elle pas une véritable bénédiction? "En effet, confirme Gaudette, pour un acteur, c’est important de s’ouvrir aux autres, d’être à l’écoute de ce qu’ils vivent, de se mettre dans leur peau. Pour Max toutefois, la situation est avant tout étourdissante et épeurante."
Et puis, rapidement, le héros se fait prendre au jeu. Alors qu’il voulait conquérir le monde, c’est le monde tout entier qui l’envahit de ses besoins, de ses désirs, de ses excentricités. Pour cet homme aux idées arrêtées et aux convictions inébranlables, le vertige est grand, très grand. Se sentant de plus en plus concerné par la vie des autres, Max entreprend même de s’immiscer dans leurs histoires. "C’est à ce moment-là qu’on réalise que Max est un bon acteur, explique Gaudette. En fait, il comprend que s’il veut arrêter d’entendre tout ce qu’il entend, il faut qu’il parle, qu’il soit actif. Comme le dit Alice, c’est un genre de Hamlet moderne. En fin de compte, tout ça lui arrive pour le mieux. Cette expérience transforme l’acteur aussi bien que l’être humain. Il se retrouve, cesse d’être égoïste et éprouve tout à coup de la compassion. À la fin, c’est un être plus complet." Le comédien se dit charmé par les contrastes qu’offre le texte. "C’est à la fois grave et lumineux. Il y a une grande solitude qui traverse toute la pièce. On y voit l’absurdité de la société et des rapports humains. Et en même temps, il y a des scènes très comiques, très joyeuses, des répliques dotées d’un petit côté Woody Allen. C’est vraiment très bien écrit!"
SEUL DANS LA FOULE
Quant à Sophie Cadieux, elle prête ses traits à Nathalie, une jeune femme qui voue un véritable culte à la belle et populaire Ariane, l’ex-blonde de Max. "Si l’on se fie aux apparences, on n’imaginerait jamais qu’elle envie quoi que ce soit à qui que ce soit, déclare Sophie Cadieux à propos de son personnage. Pourtant, à l’intérieur, c’est comme une petite enfant brisée qui ne rêve que d’un amour romantique." La pétillante comédienne, qui vient tout juste de terminer une tournée avec Cette fille-là, un percutant solo de Joan MacLeod, plonge sans difficulté dans ce nouvel univers. Cette fois, elle fait partie de ce qu’elle conçoit comme un ensemble. Lorsqu’elle n’incarne pas Nathalie, elle appartient à un groupe qui demeure en scène durant toute la durée de la représentation. Ainsi, multipliant les personnages, les voix et les niveaux de fiction, les interprètes composent et agissent en quelque sorte comme un choeur. "Quelque chose de très simple se dégage de tout cela, précise la comédienne. Pendant une heure et demie, on ne voit que des gens vivre, surgir et disparaître. Ce sont de petites individualités, mais comme on a accès à la folie et aux rêves de chacun, et qu’on s’y reconnaît, cela nous réconforte. À travers le regard de Max, c’est toute l’humanité des personnages qui apparaît, le décalage entre la façade sociale et l’intérieur, l’intime et le collectif. On voit comment un individu surgit de la foule, comment il est happé par elle, comment la foule donne naissance à une voix. Ce sont toutes ces couches: les bruits, les sons, les textures, les corps en mouvement, qui forment le chaos qui ouvre Max à la vie."
Pour Alice Ronfard, le théâtre d’Evelyne de la Chenelière traduit l’insoutenable légèreté de l’être. "J’ai toujours lu dans ses pièces un mélange de légèreté et de gravité. Dans le portrait qu’elle brosse de notre société, chez ses personnages, je perçois de grands manques d’amour." La créatrice, qui a nagé dans des eaux bien plus sombres, se jette sans retenue dans cette matière empreinte de tendresse et de mélancolie. "Je suis très heureuse de collaborer enfin avec Evelyne, il y a quelques années que nous espérions toutes les deux que ça se produise. Comme je suis rendue à une période de ma vie où l’aspiration au bonheur et à la joie est une chose primordiale, j’avais envie de travailler sur un matériau ludique. J’étais donc ravie quand Ginette Noiseux [directrice artistique de l’Espace Go] m’a proposé Désordre public."
Plus impliquée que jamais, la metteure en scène a même choisi de signer l’environnement visuel du spectacle. Captivée par la réflexion sur le théâtre et le métier d’acteur que la pièce renferme, elle a décidé de lui donner des dimensions scénographiques. "L’idée de base était de créer une installation, un lieu presque muséal, une scène presque vide où placer une oeuvre d’art. J’ai donc demandé à la photographe Marlène Gélineau-Payette de venir en répétition et de capter des moments, des détails. Ainsi, pendant toute la représentation, des images montrant l’intimité des acteurs sont projetées sur un immense écran."
Pour arriver à porter à la scène cette imposante mosaïque de séquences, ce chevauchement de tableaux, Alice Ronfard est restée, tout au long du processus, fidèle à une phrase du texte, un passage où Max parle du son qu’il entend comme d’une superposition de balbutiements. "C’est vraiment cette juxtaposition de murmures que je cherche à traduire. Le résultat est un mélange de visuel, de danse, de théâtre, de chant… un entremêlement de tout ce que j’aime, un désordre organisé en fait. Il y a tant de couches, tant d’aspects à fouiller dans cette pièce que je pourrais y travailler pendant des années."
Du 25 avril au 20 mai
Au Théâtre Espace Go
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