Akram Khan : Entre ciel et terre
Scène

Akram Khan : Entre ciel et terre

Akram Khan, qualifié de prodige de la génération montante des chorégraphes européens, éblouit les publics du monde entier avec une danse qui jette un pont entre la tradition et la modernité. Un phénomène au-delà du génie.

Ne cherchez pas de critiques négatives sur Akram Khan, il n’en existe pas. La seule chose qu’on ait pu lui reprocher à ce jour, c’est la fulgurance de son succès. À 32 ans, alors qu’il crée depuis quelques années seulement, le chorégraphe londonien est déjà bardé de prix et le mariage systématique qu’il opère entre danse et musique lui vaut aussi une belle reconnaissance du milieu musical. D’ailleurs, la pièce qu’il présente la semaine prochaine en première canadienne réunit sur scène sept danseurs, dont lui-même, et quatre musiciens. Créée à Singapour en 2004 et primée à Londres l’année suivante, ma termine sa course autour du monde à la Salle Pierre-Mercure. Un rendez-vous que certains attendent depuis le passage de l’artiste au Musée d’art contemporain de Montréal, en 2003. Un événement auquel il serait dommage de ne pas assister.

Qu’est-ce qui séduit tellement chez ce Britannique d’origine bengalie? Le mélange de virtuosité et de simplicité, l’alternance de vitesse extrême et de lenteur, l’alliance de la technique et de la poésie, la précision du geste, l’intensité de la présence… En résumé, l’esthétique novatrice, l’extraordinaire vitalité et l’indicible grâce d’un métissage parfaitement réussi entre le kathak, danse classique du Nord de l’Inde, et le langage contemporain. "Dans la danse indienne, on touche le sol en signe de respect quand on arrive sur scène, explique le chorégraphe joint par téléphone. La scène est un temple, un espace sacré. Dans la danse contemporaine, elle devient un laboratoire scientifique où je perds la dimension spirituelle. Mais ce que je perds avec la danse classique, c’est le sens de l’expérimentation. Moi, ce qui me fascine, c’est ce qui se trouve entre la tradition et la modernité, l’espace qui permet le dialogue entre les deux cultures." Entre-deux. Voilà le terme qui semble caractériser le mieux le travail de ce créateur qui redéfinit sans cesse les identités, à commencer par la sienne, sans jamais les figer. Entre tradition et modernité, entre Orient et Occident, entre danse et musique, entre visible et invisible, entre ciel et terre… toujours en mouvement.

ENTRE DEUX MONDES

Né à Londres de parents originaires du Bangladesh, Akram Khan apprend les danses folkloriques indiennes dès l’âge de trois ans. Il en a sept quand sa mère décide de le confier aux bons soins de Sri Pratap Pawar, grand maître du kathak. Figurant parmi les six danses classiques de l’Inde, cette discipline raconte en mouvement, en musique et en chanson l’histoire des divinités de la mythologie hindoue en incluant les influences musulmanes qui l’ont marquée. La gestuelle en est très codifiée: mouvements de pieds et de mains aussi sophistiqués que précis, positions spécifiques du corps, expressions particulières du visage et rythmique très rapide avec temps de suspension et de lenteur. Malgré ce cadre plutôt rigide, le kathak laisse une part d’improvisation à son danseur. C’est donc dans cette zone vierge que s’engouffrera Akram Khan bien des années plus tard pour créer une danse établissant un dialogue entre les opposés.

Avant cela, le jeune artiste est engagé pour jouer dans Le Livre de la jungle de Pandit Ravi Shankar, puis dans le légendaire Mahabharata de Peter Brook, avec qui il part en tournée pendant un an et demi. Il a alors entre 13 et 15 ans et ne saisit pas encore la portée spirituelle de cet équivalent hindou de la Bible chrétienne. "Je vivais une forme d’insécurité parce que je ne correspondais pas à l’idéal du kathak et je luttais pour parvenir à une représentation parfaite de Krishna, dont cette danse est inspirée. Plus tard, j’ai découvert que ce n’était pas important et que c’est précisément l’imperfection qui fait de moi ce que je suis. En fait, je vais dans la direction de la perfection et je l’atteins avec le sens de l’imperfection. D’ailleurs, tout mon travail consiste à découvrir mes imperfections. C’est de ça que je parle sur scène. C’est avec ça que je me bats."

Ainsi, Ronin, un des célèbres solos créés par Akram Khan, s’inspire du Mahabharata pour mettre en scène Krishna et le guerrier Arjuna qui, à la veille d’un combat important, reçoit un message spirituel lui permettant de comprendre que le vrai combat à mener est celui qui consiste à sauver son âme… On est alors en 2003. Le chorégraphe a déjà sa propre compagnie et plusieurs oeuvres à son actif. Après des études en danse contemporaine à Londres, il s’est illustré dans un laboratoire chorégraphique organisé à Bruxelles par Anne Teresa de Keersmaeker. Il y a attiré l’attention de producteurs de divers pays avec le solo Loose in Flight, et il y a créé sa première oeuvre de groupe, Rush, un trio inspiré de l’observation des parapentes en chute libre.

100 % ARTS VIVANTS

Pureté, simplicité et honnêteté sont les lignes directrices du travail d’Akram Khan. Ainsi, cette virtuosité qui impressionne tant le public n’est en fait qu’un outil pour atteindre la pureté et la simplicité. Permettre de sonder les profondeurs de l’âme et le sens du divin. Et si les mouvements de rotation et la vélocité de ses chorégraphies rappellent la danse méditative des derviches tourneurs du soufisme, c’est qu’il cherche à atteindre la même paix suprême à travers le mouvement. La vitesse contribue au développement d’une énergie à laquelle le danseur doit s’abandonner pour mieux la contrôler. Elle s’exprimera aussi bien dans des états proches de l’explosion que dans l’extrême lenteur. Encore une fois, il s’agit de se maintenir dans une sorte de no man’s land où les contraires peuvent dialoguer plutôt que s’affronter.

L’honnêteté, elle, se situe dans l’art du vivant. Elle est une des raisons qui imposent la présence de musiciens sur scène dans toutes les oeuvres d’Akram Khan. Cette fois, un chanteur soufi, une violoncelliste, un percussionniste et une flûtiste, tous choisis par instinct plutôt que par calcul. "La musique préenregistrée est parfaite et reproduit toujours la même chose, commente le chorégraphe. Elle fait ce que font les ordinateurs. Mais moi, je veux des êtres humains sur scène pour que les danseurs puissent dialoguer avec les musiciens. Parce que la musique n’est pas un prétexte pour créer des pas. Elle est un élément d’une conversation entre deux arts. Danser sur un CD, ce serait comme parler à un mur." Dans la même optique, le texte dit sur scène résulte d’un échange entre le chorégraphe et le romancier et scénariste Hanif Kureishi, qui a signé des films tels que My Beautiful Laundrette et Intimacy. Mais de quoi parle la pièce?

En bengali, ma signifie à la fois terre et mère. Akram Khan a voulu explorer le rapport à la terre après que la lecture d’un roman traitant de paysans exilés lui eut fait prendre conscience qu’en bon citadin, il s’était déconnecté de cette terre nourricière. Pour renouer avec elle, il retourne dans l’enfance et se suspend à un arbre, la tête en bas, comme pour se vider l’esprit de pensées encombrantes. Ainsi, une bonne partie du matériel chorégraphique vient d’improvisations autour du concept et de la sensation d’être à l’envers, une autre façon d’harmoniser les contraires. Et s’il a le sentiment que la Terre se plaint depuis longtemps et que les humains préfèrent ne pas l’entendre, Akram Khan se garde bien de jouer les donneurs de leçons. Il se contente de suggérer, en s’offrant le bonheur d’une expérience mystique. "Ce qu’il y a entre la Terre et moi lorsque je suis sur scène, je dirais que c’est Dieu, commence-t-il par dire. Ou, plus exactement, la spiritualité. C’est la vie entre deux rythmes et entre deux mouvements." De là à imaginer que le paradis se trouve dans l’invisible dialogue entre la scène et la salle…

Du 3 au 6 mai
À la Salle Pierre-Mercure
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