Eraritjaritjaka : Mémoire vive
Scène

Eraritjaritjaka : Mémoire vive

André Wilms, comédien et metteur en scène français, interprète Eraritjaritjaka, Musée des phrases, une oeuvre ambitieuse de l’Allemand Heiner Goebbels.

Avant de tirer sa révérence et de renaître sous un autre nom, le Festival de Théâtre des Amériques propose une vertigineuse visite guidée dans la mémoire du 20e siècle. Créé il y a deux ans au Théâtre Vidy-Lausanne, en Suisse, Eraritjaritjaka, Musée des phrases a été applaudi dans toute l’Europe. Sous ce nom étrange, qui signifie en dialecte aborigène "animé du désir d’une chose qui s’est perdue", le compositeur et metteur en scène allemand Heiner Goebbels a réuni des textes de l’écrivain Elias Canetti. Au coeur de cette extraordinaire conjugaison de musique, de littérature, de théâtre et de vidéo se trouve le comédien français André Wilms, que les Québécois connaissent principalement pour sa participation aux films d’Étienne Chatiliez, accompagné par le quatuor à cordes hollandais Mondriaan.

Les racines d’Elias Canetti, écrivain européen de langue allemande, sont multiples. Il voit le jour en 1905, en Bulgarie, de parents d’origine juive séfarade. En 1911, sa famille s’établit en Angleterre, puis à Vienne, où il fait toutes ses études. En 1938, pour fuir le nazisme, il quitte Vienne pour Londres, puis, en 1971, s’installe à Zurich, où il s’éteint en 1994, 13 ans après avoir reçu le prix Nobel de littérature. Son oeuvre magistrale – roman, journaux, autobiographie, aphorismes et essais – est très représentative de la richesse et de la diversité des cultures européennes du 20e siècle. Pas surprenant que Heiner Goebbels, inventeur d’objets scéniques inspirés de toutes les traditions et puisant à tous les registres, ait décidé d’y consacrer un spectacle. Après Ou bien le débarquement désastreux (1993) et Max Black (1998), Eraritjaritjaka est la troisième partie d’une trilogie créée par Heiner Goebbels et mettant en vedette André Wilms.

DU COLLECTIF À L’INTIME

"Elias Canetti a réfléchi le monde, explique André Wilms au bout du fil. C’est quelqu’un qui cherche, qui pose des questions, qui s’invente. Il a vraiment brassé de tout, de l’anthropologie sociologique (dans Masse et Puissance) aux réflexions personnelles (dans Le Territoire de l’homme ou Le Coeur secret de l’horloge). D’ailleurs, c’est un peu la forme que prend le spectacle, ce passage du collectif à l’intime." Il a fallu beaucoup de temps pour faire un choix au sein d’une oeuvre aussi vaste que celle laissée par Canetti. "En fin de compte, la plupart des textes retenus proviennent des ouvrages les moins connus. Il y a tout de même un texte de Masse et Puissance qui est resté, celui sur le chef d’orchestre. Canetti a une thèse selon laquelle toute la gestuelle des tyrans et des dictateurs viendrait des chefs d’orchestre. Si on a gardé ce texte, c’est aussi parce qu’il était lié à la musique."

En fait, dans le théâtre de Goebbels, tout est musique. L’interprétation du texte est réglée avec autant de précision que celle du quatuor à cordes qui joue Bach, Bryars, Chostakovitch, Ravel, Goebbels et quelques autres. "Heiner dit toujours qu’il ne veut pas faire de hiérarchie entre la musique, le texte, la lumière… Pour lui, c’est tout sur un même plan, ça fait partie d’une même composition." Ainsi, l’acteur doit répéter comme le ferait un chanteur. "Je suis confronté pour la première fois à des musiciens classiques. Avec des rockers ou des jazzmans, comme dans les précédents spectacles, je pouvais me débrouiller, on pouvait improviser. Cette fois, les musiciens ont une partition extrêmement rigoureuse et il faut que je me glisse dedans. Si je rate un temps, ça dérape." N’allez surtout pas croire que le comédien se plaigne de son sort. "Ça oblige à éliminer ce que j’appelle l’affect, la manière dont certains acteurs se répandent et que je n’aime pas tellement. C’est une discipline presque sportive que j’aime bien, dans laquelle on ne met pas trop de son propre ego." L’acteur n’a donc pas du tout le sentiment d’"incarner" Elias Canetti. "C’est le texte qui m’incarne. Ça peut paraître prétentieux, mais je pense que quand on dit le texte correctement – avec sujet, verbe, complément -, on rend compte de quelque chose. Je suis presque plus un haut-parleur qu’une incarnation. Par la parole, il se crée une figure contradictoire que le spectateur doit prolonger." Cette implication du spectateur, Wilms la juge essentielle. "Pour parler des spectacles de Heiner, on utilise à juste titre des métaphores de paysage, autrement dit des endroits dans lesquels on se promène. Heiner laisse un très grand champ d’ouverture aux gens qui regardent. Il est contre une dramaturgie du message ou de la matraque. Il laisse des trous dans lesquels on peut s’engouffrer."

En somme, dans ce "musée des phrases", il y a les ombres et les lumières du 20e siècle. "Le spectacle dit que même si penser ne console ni ne rend heureux, c’est quand même mieux de penser que de ne pas penser du tout. La pensée est encore une arme dérisoire par rapport à l’apocalypse qui nous menace, mais devant un anti-intellectualisme actuellement très puissant, il faut démontrer que penser, tenter de comprendre les choses qu’on ne comprend pas, c’est amusant, ludique."

Les 17, 18 et 19 mai
À la Salle Pierre-Mercure
Voir calendrier Théâtre