Corps étrangers : Actes impurs
Scène

Corps étrangers : Actes impurs

Éric Jean et Janet Pinela, respectivement directeurs artistiques du Théâtre de Quat’Sous et du Cuatro Milpas Teatro, dévoilent aux Montréalais le fruit de leur collaboration: Corps étrangers.

Il y a des situations où la présence d’un corps étranger pose problème et d’autres où c’est tout le contraire. Des corps étrangers, c’est précisément ce que représentaient Éric Jean, directeur artistique du Théâtre de Quat’Sous, et son complice, l’auteur Pascal Brullemans, à l’automne 2005, alors qu’ils entreprenaient la création d’un spectacle avec les jeunes acteurs du Cuatro Milpas Teatro, à Colima au Mexique. De ce choc des cultures est né Corps étrangers (Cuerpos extranos), une aventure impure, "une suite d’images en mouvance qui saoulent l’âme et enivrent les sens". Dans la fantaisie et l’onirisme que l’on associe tout naturellement aux pays d’Amérique latine, Éric Jean a tout de suite trouvé ses repères: "On a constaté des affinités dans la façon de travailler, dans l’esthétique, dans l’imaginaire. On a rapidement compris qu’il y avait un terrain de rencontre possible entre les deux cultures. Ce que nous avions avant tout en commun avec les Mexicains, c’était des sentiments, des émotions, des images… pas des idées et des conceptions." Créé à Colima en octobre 2005, Cuerpos extranos est présenté la même année à Mexico. Dans les deux villes, le spectacle reçoit un accueil exceptionnel. Les critiques mexicains soulignent la force d’évocation de la représentation, ils la qualifient de "stimulante" et de "réjouissante". Ils écrivent que la production met "en évidence l’esprit de notre époque", qu’elle pique "la bonne conscience d’un certain conservatisme" propre à l’endroit et même qu’elle constitue "un point tournant pour le théâtre national". Après une telle réception, il était hors de question pour Éric Jean et Janet Pinela, comédienne et directrice du Cuatro Milpas Teatro, d’en rester là. Il fallait boucler la boucle. Voilà qui explique que Corps étrangers prenne ces jours-ci l’affiche du Quat’Sous pour 15 représentations.

FRANCHIR LE MUR DES LANGUES

Dans les neuf tableaux qui composent Corps étrangers, les acteurs Héctor Castaneda Arceo, Ernesto Cortés, Ariadna Galvan, Nelly Magana, Nadia Molina, Janet Pinela et Christian Rangel endossent une multitude de personnages. Qu’à cela ne tienne, Éric Jean a décidé que dans la version montréalaise du spectacle, la comédienne et traductrice Anne-Catherine Lebeau allait tenir le rôle d’une… traductrice. Comment refuser d’incarner au théâtre un rôle qu’on joue déjà si bien dans la vie? "Ça nous permet de garder plusieurs scènes en espagnol, explique le metteur en scène. Bien sûr, ça modifie un peu la structure, mais comme on a écrit le spectacle à partir d’improvisations et que durant le travail, Anne-Catherine était toujours sur le plateau, on est juste en train de retrouver ce qu’on avait au départ." Ainsi, la mouture québécoise contient au moins autant d’espagnol que de français. Selon le metteur en scène, la poésie des images et des corps compense largement les quelques phrases qui échapperont au spectateur francophone: "Si l’aspect physique a pris autant d’importance, c’est qu’au Mexique nous avons trouvé une nouvelle façon de raconter. Dans ce spectacle, on raconte beaucoup plus à l’aide de nos sens qu’à l’aide de notre raison. C’est aussi de cette manière qu’on invite le spectateur à recevoir la représentation. Si les gens cherchent à tout comprendre, à tout analyser, ils n’auront pas de plaisir."

L’action se déroule dans un univers fantasmagorique, un territoire où violence et sensualité paraissent indissociables. Cet endroit mystérieux, Éric Jean le dit suspendu entre le Mexique et le Québec. "Mais surtout pas au-dessus des États-Unis!" s’empresse-t-il de préciser, juste avant d’expliquer que le Québec et le Mexique sont dans des postures semblables face à l’hégémonie états-unienne. Avec Corps étrangers, celui qui nous a donné Hippocampe et Les Mains s’engage plus que jamais dans le symbolisme qui a fait sa réputation: "De toutes mes réalisations, c’est la plus abstraite, celle qui s’apparente le plus à de la danse." Il semble que, par conséquent, le spectacle laisse beaucoup de place à l’interprétation: "Il y a plusieurs parcours possibles. La pièce est un peu comme une peinture à numéros, c’est au spectateur de choisir les couleurs." "C’est au spectateur de trouver le sens de la représentation, ajoute Janet Pinela, le sens qu’elle doit avoir pour lui."

Du 30 août au 16 septembre
Au Théâtre de Quat’Sous
Voir calendrier Théâtre

ooo

THÉÂTRE DES AMÉRIQUES
Comédienne et metteure en scène, Janet Pinela a été formée à l’Institut national des beaux-arts du Mexique, à Mexico. Elle a également reçu les enseignements d’Eugenio Barba et des acteurs de l’Odin Teatret. Après un passage au Théâtre national d’ex-Yougoslavie et au Centre expérimental de théâtre de Cambridge, elle revient au Mexique à la fin des années 90. À Colima, elle fonde, avec les acteurs qui appartiennent maintenant au Cuatro Milpas Teatro, l’Atelier de formation théâtrale. En 2005, à l’invitation de Mme Pinela et grâce à l’École nationale de théâtre et à l’Office Québec-Amériques pour la jeunesse, Éric Jean a la chance d’enseigner aux membres du Cuatro Milpas Teatro. Après tout, existe-t-il un metteur en scène québécois mieux placé pour se frotter à la culture mexicaine? Son univers a toujours été fortement influencé par les imaginaires espagnol et latino-américain. Magie, évocations et symboles ont toujours été les clefs de voûte de son esthétique. Entre Éric Jean et les acteurs du Cuatro Milpas Teatro, la chimie est si bonne que le metteur en scène entreprend, avec son équipe de concepteurs – le dramaturge Pascal Brullemans, les assistantes Anne-Catherine Lebeau et Dominique Mercier, le scénographe Pierre-Étienne Locas, l’éclairagiste Martin Sirois et la maquilleuse Suzanne Trépanier -, de créer un spectacle qui soit le reflet de cette extraordinaire rencontre. Résultat d’intenses séances d’improvisation, Corps étrangers se situe au croisement de deux cultures, un alliage de deux visions du monde qui ne sont peut-être pas si éloignées.