Tout comme elle : Féminin pluriel
Scène

Tout comme elle : Féminin pluriel

Tout comme elle: la rencontre de deux femmes souveraines qui ont enfanté une oeuvre plurielle. Entretien avec la metteure en scène de la pièce, Brigitte Haentjens, et l’auteure, Louise Dupré.

Le tout débute autour d’un repas en agréable compagnie, où deux femmes échangent entre le thé et la biscotte. Ayant toutes les deux une fervente admiration pour leur travail respectif, elles se témoignent le désir de faire équipe pour une création théâtrale. Rapidement, le thème de la relation mère-fille jaillit des eaux profondes et fertiles de leur conscience, et les idées prennent chair. Après des lectures, des conversations, des confidences et des repas partagés, l’auteure se retire pour donner vie à une voix, féminine, plurielle. La metteure en scène attendra le nouveau-né avec passion et, à sa rencontre, décidera de réunir non pas 2, 5, 20 ou 30 femmes, mais bien 50 femmes autour de l’oeuvre. C’est ainsi que naquit Tout comme elle.

LA LIGNÉE…

Après Montréal et Québec, il était peu probable que la production "imposante", non pas en ce qui a trait au décor mais de par sa distribution, sorte des grands centres. Et la metteure en scène, Brigitte Haentjens, déjà très familière avec l’Ontario et Ottawa – pour y avoir présenté ses dernières oeuvres, mais surtout pour y avoir affiné son art, notamment à Sudbury dans les années 80 – a été la première surprise, elle qui voyait le spectacle tel un "one shot deal". De sa rencontre avec l’auteure, essayiste et poète Louise Dupré, Brigitte Haentjens retient une complicité et une correspondance indéniables, elle qui travaillait à ce moment à l’adaptation de L’Éden cinéma de Marguerite Duras et qui était donc très interpellée par le lien filial entre une mère et sa fille.

Même son de cloche du côté de l’écrivaine Louise Dupré, qui signait notamment La Peau familière, La Memoria et La Voix lactée, pour qui la femme, la féminité, a toujours été fondamentale. Brigitte Haentjens remet toutefois toute la responsabilité de l’oeuvre écrite à Louise Dupré, texte qui a pris la forme d’une prose poétique en fragments. "Quand je l’ai lu, j’ai trouvé ça très beau, mais j’ai eu peur aussi, je me disais: "Comment je vais faire ça?" Parce que ce n’est pas du tout un texte théâtral. C’est très fort, très puissant, parfois mystérieux, et la particularité de l’écriture de Louise est qu’elle est à la fois limpide et opaque."

S’étant retirée pour environ un an, Louise Dupré a essuyé quelques "faux débuts" avant de finalement trouver "la voix": "J’ai vu une scène d’une mère dans la cuisine après le repas du soir qui regarde par la fenêtre et qui est dans son monde. Les autres n’existent pas, ni le père qui roule ses cigarettes à l’autre bout de la table, ni ses filles. Cette scène m’a fait démarrer, et j’ai entendu la voix d’une fille qui parlait de sa mère, en fragments, sans dialogue…" note l’auteure, dont le texte qui a été publié chez Québec Amérique diffère énormément de la pièce que la metteure en scène s’est appropriée pour en faire une oeuvre chorale.

CHOEUR-CORPS

Caressant depuis longtemps le rêve de réunir plusieurs femmes sur une même scène, Brigitte Haentjens, qui possède sa propre compagnie de création, Sibyllines, y voyait ici l’occasion rêvée. Elle a arrêté son choix sur le nombre 50. "Tu dis, bon, 30, c’est beaucoup, mais c’est pas assez. Un moment donné, il y a comme un chiffre fatidique et 50 personnes, c’est un chiffre où il commence à y avoir une foule sur scène. Mais si ce n’était que de moi, j’aurais bien fait 150! Mais, il y a quand même des limites", sourit-elle.

Se déclinant sur plusieurs générations et choisies une à une avec attention, elles sont Paule Baillargeon, Valérie Blais, Lise Castonguay, Evelyne de la Chenelière, Nathalie Gascon, Marie-France Lambert, Louise Laparé, Louise Latraverse, Nicole Leblanc, Dominique Leduc, Danièle Panneton, Brigitte Paquette, Michelle Rossignol, Janine Sutto, Anne-Marie White et encore 35 autres professionnelles issues du théâtre, de la télévision, mais aussi de la danse et du chant. "Il y a beaucoup de femmes qui ne se connaissaient pas, qui n’avaient jamais joué et qui ne joueront jamais ensemble parce qu’elles viennent de milieux très différents."

De ces 50 femmes, aucun personnage n’est nettement dessiné, elles agissent ici comme mère, ici comme fille. Brigitte Haentjens s’est servie de la figure du choeur grec afin que la parole soit "parfois unique, parfois distribuée". "Les actrices constituent un grand corps dont la parole s’échappe de temps en temps, portée par une ou fractionnée. C’est comme une espèce de grande baleine qui respire ensemble, qui se déplace et qui se promène du grave à l’aigu…", illustre-t-elle, avec humour.

Malgré cette apparente masse, la metteure en scène a voulu par les chorégraphies de corps et de voix que l’individuel ressorte et s’impose. "L’individuel ressort tout seul, en fait. Tu vois tout le monde, chaque individu avec précision… Et tu es justement frappé par la différence des corps des femmes; c’est vraiment touchant de voir autant de corps différents, à cause des âges, des morphologies. C’est comme un assemblage d’individus, ce n’est pas une masse informe. J’ai travaillé sur le choeur de façon à ce que chacune ait sa place."

Et comment dirige-t-on 50 femmes? Certainement pas comme on en dirige cinq? "J’ai essayé justement que ce ne soit pas comme diriger une grosse gang pour la cérémonie des Jeux olympiques! J’ai tenté d’entrer en contact avec chacune d’entre elles, que ce soit authentique… Que ce soit non pas un rapport à la masse, mais un rapport à des êtres humains", expose-t-elle. "Ça demandait énormément d’énergie!" s’exclame Brigitte Haentjens, référant aux répétitions comme se comparant parfois à une "cour de récréation" et confirmant qu’il y avait "pal mal d’énergie dans la maison!"

LE CORDON MATERNEL

Le thème de la relation mère-fille a déjà été fouillé, scruté et examiné de fond en comble par la littérature, le cinéma, la musique. Mais c’est justement sous un angle différent que les deux femmes ont voulu jeter un regard, notamment, dans les couloirs un peu plus sombres de cette relation souvent conflictuelle. "La relation mère-fille est un sujet intarissable à 98 % du temps, commence Brigitte Haentjens, qui a perdu sa mère à 16 ans. Parfois, il y en a quelques-unes qui semblent sans histoire avec leur mère, mais c’est l’exception. C’est rarement fade."

Avec ce texte, Louise Dupré souhaitait avant tout approfondir ce moment où la mère et la fille doivent se séparer "pour avoir chacune son individualité". Les deux femmes ont aussi choisi de traiter de la douleur de la mère, mais aussi de la douleur d’être de la femme en général. "Il y a l’accouchement qui se passe dans la douleur et cette impression pour la mère de transmettre cette douleur à sa fille. Mais il y a aussi la douleur d’être femme, qui vient de notre rapport social qui a occupé une place moins enviable que l’homme, de cette impression d’avoir été opprimées dans l’histoire", explique Louise Dupré, qui tient toutefois à souligner l’aspect néanmoins ludique de la production.

L’auteure de Tout comme elle a aussi voulu aborder certains tabous dans cette thématique, tel celui de la mère qui cherche à s’approprier l’enfant de sa fille; ou encore celui de la mère qui va choisir parmi ses filles une qui soit "à son image et à sa ressemblance", laissant les autres en retrait… Le phénomène de la fille qui prend le rôle de la mère auprès de sa mère vieillissante est aussi traité. "Le texte pose principalement les questions à savoir la bonne distance entre une mère et une fille pour se développer et pour se laisser respirer. Toute sa vie, on cherche la mesure qui n’est jamais établie une fois pour toutes, qui est toujours à redéfinir", rapporte Louise Dupré qui, sans donner dans l’autobiographie, a choisi sa génération comme point d’ancrage au texte. Là-dessus, Brigitte Haentjens dit apprécier que "cette parole soit donnée, distribuée à des plus jeunes aussi".

Du 31 octobre au 4 novembre
Au Théâtre du CNA
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