Wajdi Mouawad : Promesse tenue
Scène

Wajdi Mouawad : Promesse tenue

Wajdi Mouawad dévoile enfin Forêts aux Montréalais. Faisant suite à Littoral et Incendies, ce spectacle est le troisième volet d’une tétralogie qui se refermera avec Ciels.

La création de Forêts s’amorçait en mai 2005 à l’occasion d’un chantier présenté devant public, à l’Espace Go, dans le cadre du Festival de théâtre des Amériques. Près d’un an plus tard, le 7 mars 2006, la pièce était créée à Chambéry, en France. Avant de visiter Québec et Ottawa, mais aussi avant d’entamer sa deuxième tournée européenne, Forêts est présenté en première nord-américaine à l’Espace Go jusqu’au 10 février.

Au début des répétitions, Wajdi Mouawad n’a qu’une vision sommaire du spectacle: "J’avais des lignes, des tracés… mais aussi beaucoup de blancs, des trucs irrésolus. Je ne savais pas comment passer de là à là. J’avais des odeurs, des sensations, des trajectoires. Je connaissais certains personnages, mais je ne les connaissais pas tous." Pour s’engager dans une telle aventure, le créateur avait besoin de certaines garanties, d’abord le luxe du temps, puis la disponibilité des interprètes: "Si je n’avais pas eu ce temps, je ne l’aurais pas fait. Avoir le temps, ça fait en sorte que vous ne vous arrêtez pas à vos premières idées. Ça permet de tout essayer, un peu comme si vous entriez dans un labyrinthe et que vous essayiez toutes les possibilités, jusqu’à ce que vous trouviez celle qui semble déboucher vers un autre carrefour qui va vous demander autant de travail. On a eu la satisfaction de prendre le temps de répondre à toutes les questions que le spectacle nous posait, parce que dans la tentative de trouver une réponse, il se fait une compréhension du spectacle, de l’intérieur. Puisque tous les acteurs donnaient leur opinion, avaient voix au chapitre, nous avancions ensemble dans le noir. En somme, le grand changement apporté par le temps et la disponibilité des gens, c’est que vous avez le sentiment que vous êtes en train de travailler sur une pièce qui est particulière dans votre parcours d’artiste, que ce n’est pas une pièce parmi tant d’autres, que c’est quelque chose de très important dans votre vie, que c’est crucial, que tout à coup le sens pour lequel vous avez voulu faire ce métier est là entre vos mains et que vous grandissez avec."

Aujourd’hui, seize ans après sa sortie de l’École nationale de théâtre, Wajdi Mouawad connaît beaucoup mieux ses besoins: "Je suis totalement capable de dire de quoi j’ai besoin. Et si je n’ai pas ça, je ne ferai pas le spectacle. Avec Littoral et Incendies, je n’avais pas encore cette assurance-là. Pour Forêts, c’était inaliénable, c’était ça ou rien. Les directeurs de théâtre qui se sont engagés sans rien savoir du spectacle m’ont dit que j’avais tellement l’air de savoir ce que je voulais et ce que je ne voulais pas qu’on ne pouvait que me faire confiance." Heureusement, parce que sans les nombreuses coproductions dont le projet a bénéficié, Forêts n’aurait jamais vu le jour: "Un spectacle comme Forêts, on ne peut pas le faire au Québec. C’est impossible. Il faut comprendre que les comédiens ont été présents huit heures par jour pendant l’équivalent de six mois. Il n’y a pas un théâtre qui a les moyens de faire ça."

Chose certaine, sans sa distribution franco-belgo-québécoise – Jean Alibert, Olivier Constant, Véronique Côté, Linda Laplante, Patrick Le Mauff, Marie-France Marcotte, Bernard Meney, Anne-Marie Olivier, Jean-Sébastien Ouellette, Marie-Ève Perron et Emmanuel Schwartz -, le spectacle ne serait pas du tout le même: "Comme Forêts aborde la question de la Seconde Guerre mondiale, de la Première Guerre mondiale et de la guerre de 70, j’avais envie d’avoir des acteurs qui pouvaient témoigner de cette histoire à travers leur grand-père ou leur grand-mère. Tout comme j’avais envie d’avoir des acteurs québécois qui allaient parler du Québec et de ses blessures. Ça a donné à la troupe un sentiment d’oxygénation, beaucoup d’humour. Les acteurs avaient tous beaucoup de joie à être extraits de chez eux, de leur quotidien." Mixte, elle aussi, l’équipe de concepteurs est composée des Français Emmanuel Clolus (scénographie) et Michel Maurer (son) et des Québécois Isabelle Larivière (costumes), Éric Champoux (lumières) et Angelo Barsetti (maquillages). La musique originale est de l’États-Unien Michael Jon Fink.

COEUR DE LOUP

Forêts est une fresque, une pièce-fleuve qui conjugue les trajectoires de sept générations de femmes. Au coeur de cette odyssée, il y a Loup, une adolescente que ses origines font souffrir: "Loup est habitée par un sentiment de désespoir alors qu’elle n’a que seize ans. Elle ne sait même pas pourquoi elle est ravagée par quelque chose de tellement terrifiant. Elle n’a pas le choix, il faut qu’elle sache, qu’elle découvre ce qui s’est passé." Engagée bien malgré elle dans une véritable quête, la jeune femme plonge dans le gouffre de son héritage, remonte courageusement le temps, cette malédiction qui court de Odette à Hélène, puis à Léonie, à Ludivine, à Sarah, à Luce et enfin à Aimée, sa mère. Il faut bien admettre que la démarche de Wajdi Mouawad, en tant que créateur, est très similaire à celle de Loup, son héroïne: "Je suis né en 1968, à la fin de la guerre du Vietnam, peu de temps avant le début de la guerre civile au Liban. Depuis, les guerres n’ont pas cessé. Je suis obligé de me pencher sur toute cette histoire, elle est trop terrifiante. Si je ne fais pas ça, je ne vois pas le sens de cette vie."

Bien sûr, les thèmes abordés dans Forêts sont sensiblement les mêmes que ceux traités dans Littoral et Incendies, à savoir les origines douloureuses, la transmission d’un héritage qui tenaille celui ou celle qui en hérite. Pourtant, Wajdi Mouawad estime que Forêts emprunte une voie tout à fait nouvelle: "La grande différence entre Incendies et Forêts, c’est que cette fois la réponse se trouve dans les ténèbres et non dans la généalogie. C’est tout ce que je peux dire." Impossible, en effet, d’en dire plus sans en dire trop. Il faut savoir que Forêts est de loin la plus chorale et la plus complexe de toutes les pièces de Mouawad. Jamais le dramaturge n’aura à ce point "raconté" une histoire, déployé une intrigue haletante. Il ajoute tout de même: "Forêts dit une chose très importante pour moi: ce qui nous sauve du sang, ce qui nous sauve de la prophétie, ce qui nous sauve de la malédiction qui depuis les Grecs nous tombe dessus, c’est les promesses que l’on se fait parce que nous sommes amis. Autrement dit, nous sommes les enfants de nos promesses, tenues, pas tenues, données…"

C.V.

LITTORAL, INCENDIES, FORETS ET CIELS: UNE TETRALOGIE DE LA MEMOIRE

Toutes les premières pièces de Wajdi Mouawad – Les Mains d’Edwige au moment de la naissance (1999), Willy Protagoras enfermé dans les toilettes (1998), Journée de noces chez les Cro-Magnon (1994) et Alphonse (1994) – explorent le thème de l’enfermement. À partir de Littoral (1997), les questions de la descendance et de la faute tragique s’imposent tout naturellement à l’auteur-metteur en scène: "Dans Littoral, Wahab sort de chez lui, sort de lui, s’engage dans une vraie quête existentielle. Une fois qu’on a quitté sa maison, on se demande ce qui nous lie à elle, ce qui a bien pu s’y passer avant, qui s’y est enfermé avant nous…" Dans Littoral aussi bien que dans Incendies et Forêts, il y a cette représentation de l’histoire de soi comme un miroir. Engagé dans une courageuse montée vers l’origine, Wajdi Mouawad incite ses contemporains à se souvenir, à jeter sur le présent la lumière du passé.

Jusqu’au 10 février
Au Théâtre Espace GO
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