Serge Boucher : Mouvement perpétuel
Avec Là, Serge Boucher offre un voyage dans le temps, une saga qui met en scène une galerie de personnages, des esquisses de vies. Sans oublier, en sourdine, l’incommunicabilité et l’idée du temps qui file.
"Je voulais faire une pièce d’inspiration tchékhovienne. Je l’ai construite autour d’un présent, d’un passé et d’un futur. La notion du temps qui passe est très présente", lance d’entrée de jeu l’auteur, qui s’emballe lorsqu’il parle de Là. Il amorce une phrase, arrête, réfléchit et se lance dans une nouvelle tirade, tout aussi passionnante que la première.
Là, c’est l’histoire de François – personnage-clé parcourant la majorité des pièces de Serge Boucher – qui retourne dans le restaurant de son enfance, lieu mythique pour lui, qui sera bientôt vendu pour être transformé en Jean Coutu. Sylvie, l’actuelle propriétaire, mariée, mère de famille et amie d’enfance de François, voit d’un bon oeil la vente de son commerce. "Elle est dans la vie", comme le dit Boucher. François, lui, est habité d’un trouble indescriptible, parce qu’évidemment, même si on détruit un lieu et qu’on y reconstruit des murs, on ne peut effacer les souvenirs qu’on a vécus Là.
La pièce est construite en cinq actes, dont deux se déroulent dans les années 70, alors que les parents de François (Denis et Claire, qu’on a connus plus vieux dans la pièce 24 poses (Portraits), écrite par Boucher en 1999) tiennent à bout de bras ce resto dans lequel il a grandi. En reconnectant avec ses racines, François replonge dans cet univers qui l’a marqué et qui, aujourd’hui, le marquera autrement. "Dans Là, il y a l’idée que la vie est une roue qui tourne, un mouvement continu, une vague", soutient Serge Boucher.
RETOUR EN ENFANCE
Serge Boucher a passé son enfance dans le restaurant de ses parents à Disraëli. C’est dans la banque de souvenirs et d’images de cette époque qu’il puise pour écrire et inventer des existences. "Je suis sûr que j’ai tout vécu entre 4 et 10 ans et qu’aujourd’hui, je ne fais que répéter. Je passais mes dîners à observer les clients. On était dans un village, un microcosme. Je revois les visages des chauffeurs d’autobus, des voyageurs, des danseuses topless. Cette géographie du village s’est inscrite en moi", confie-t-il.
Voilà sans doute la source de son obsession pour les relations humaines. Toute l’oeuvre dramatique de l’auteur est imprégnée d’une difficulté à communiquer et met en scène des gens qui se croisent sans savoir de quoi ils vivent ni de quoi ils meurent. Dans son écriture du détour, tel qu’il l’affirme lui-même, le spectateur doit chercher la résonance au-delà des mots, compléter le portrait qui se dessine devant lui: "Ce n’est pas ma tasse de thé de dire et d’expliquer au théâtre. Me faire expliquer la vie, ça me tape sur les nerfs. Dans Là, j’ai recréé la famille du restaurant. Ce ne sont pas les répliques du siècle, j’en suis conscient, mais c’est ce que je veux. Pour moi, il y a de la vie là-dedans, il y a un vrai contact avec quelqu’un", lance Boucher.
RÉSONANCE MAGNÉTIQUE
Dans Là, Boucher dit que cette résonance diffère de celle qu’on sent vibrer dans ses autres pièces. "D’habitude, le sous-texte est très présent. Ici, il n’est pas entre les lignes, il est dans l’air du temps. Ça flotte au-dessus de François et des autres, c’est un malaise qui leur échappe, qui nous échappe", explique l’auteur. Selon ce dernier, il s’agit d’une pièce dans laquelle beaucoup de petites choses avortent et meurent, mais où la vie est célébrée. "Je voulais rendre hommage aux lieux, mais aussi à une génération, celle de mes parents et de ces parents de 24 poses qui ont travaillé sans s’occuper de leur ego. Eux aussi étaient dans la vie et non dans une idée de la vie comme François peut l’être", dit-il.
Comme il l’a notamment fait pour Les bonbons qui sauvent la vie, 24 poses (Portraits) et Avec Norm, René Richard Cyr assure la mise en scène de Là. Si Boucher perçoit sa dernière création comme un tableau réaliste, il considère René Richard Cyr comme le peintre. "Dans cette écriture du détour, il doit mettre en place ce qui n’est pas écrit. Il doit dessiner les personnages et leur faire une vie. Il travaille avec beaucoup d’humilité. Il aborde l’univers et les personnages avec un immense respect et une grande humanité", dit Boucher, qui admire visiblement le travail de son complice.
Du 28 février au 7 avril
Au Théâtre Jean Duceppe
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C.V.
Depuis la création de Natures mortes au Quat’Sous, en 1993, mise en scène par nul autre que Michel Tremblay, Serge Boucher occupe une place de choix sur la scène théâtrale au Québec. À travers ses six pièces – Motel Hélène (1996), 24 poses (Portraits) (1999), Avec Norm (2004), Les bonbons qui sauvent la vie (2004) et Là (2006) -, il ausculte et questionne à sa façon les rapports humains. Avec Là, Serge Boucher affirme avoir créé une synthèse de son travail: "C’est un mélange de portrait social et intimiste. Mais on ne va pas plus loin d’une pièce à l’autre. On va ailleurs. Après Là, j’avoue que, pour la première fois, je ne sais vraiment pas ce qui s’en vient…" (D.A.)