Wajdi Mouawad : Promesse tenue
Wajdi Mouawad dévoile enfin Forêts. Faisant suite à Littoral et Incendies, ce spectacle est le troisième volet d’une tétralogie qui se refermera avec Ciels.
La création de Forêts s’amorçait en mai 2005 à l’occasion d’un chantier présenté devant public, à l’Espace Go, dans le cadre du Festival de théâtre des Amériques. Près d’un an plus tard, le 7 mars 2006, la pièce était créée à Chambéry, en France. Avant d’entamer sa deuxième tournée européenne, Forêts est présenté au Centre national des arts, ce lieu même où Wajdi Mouawad s’installera en septembre prochain pour travailler à titre de nouveau directeur artistique du Théâtre français sur sa première saison 2008-2009.
Au début des répétitions, Wajdi Mouawad n’a qu’une vision sommaire du spectacle: "J’avais des lignes, des tracés… mais aussi beaucoup de blancs, des trucs irrésolus. Je ne savais pas comment passer de là à là. J’avais des odeurs, des sensations, des trajectoires. Je connaissais certains personnages, mais je ne les connaissais pas tous." Pour s’engager dans une telle aventure, le créateur avait besoin de certaines garanties, d’abord le luxe du temps, puis la disponibilité des interprètes: "Si je n’avais pas eu ce temps, je ne l’aurais pas fait. Avoir le temps, ça fait en sorte que vous ne vous arrêtez pas à vos premières idées. Ça permet de tout essayer, un peu comme si vous entriez dans un labyrinthe et que vous essayiez toutes les possibilités, jusqu’à ce que vous trouviez celle qui semble déboucher vers un autre carrefour qui va vous demander autant de travail. On a eu la satisfaction de prendre le temps de répondre à toutes les questions que le spectacle nous posait, parce que dans la tentative de trouver une réponse, il se fait une compréhension du spectacle, de l’intérieur. Puisque tous les acteurs donnaient leur opinion, avaient voix au chapitre, nous avancions ensemble dans le noir. En somme, le grand changement apporté par le temps et la disponibilité des gens, c’est que vous avez le sentiment que vous êtes en train de travailler sur une pièce qui est particulière dans votre parcours d’artiste, que ce n’est pas une pièce parmi tant d’autres, que c’est quelque chose de très important dans votre vie, que c’est crucial, que tout à coup le sens pour lequel vous avez voulu faire ce métier est là entre vos mains et que vous grandissez avec."
Aujourd’hui, seize ans après sa sortie de l’École nationale de théâtre, Wajdi Mouawad connaît beaucoup mieux ses besoins: "Je suis totalement capable de dire de quoi j’ai besoin. Et si je n’ai pas ça, je ne ferai pas le spectacle. Avec Littoral et Incendies, je n’avais pas encore cette assurance-là. Pour Forêts, c’était inaliénable, c’était ça ou rien. Les directeurs de théâtre qui se sont engagés sans rien savoir du spectacle m’ont dit que j’avais tellement l’air de savoir ce que je voulais et ce que je ne voulais pas qu’on ne pouvait que me faire confiance." Heureusement, parce que sans les nombreuses coproductions dont le projet a bénéficié, Forêts n’aurait jamais vu le jour: "Un spectacle comme Forêts, on ne peut pas le faire au Québec. C’est impossible. Il faut comprendre que les comédiens ont été présents huit heures par jour pendant l’équivalent de six mois. Il n’y a pas un théâtre qui a les moyens de faire ça."
Chose certaine, sans sa distribution franco-belgo-québécoise – Jean Alibert, Olivier Constant, Véronique Côté, Linda Laplante, Patrick Le Mauff, Marie-France Marcotte, Bernard Meney, Anne-Marie Olivier, Jean-Sébastien Ouellette, Marie-Ève Perron et Emmanuel Schwartz -, le spectacle ne serait pas du tout le même: "Comme Forêts aborde la question de la Seconde Guerre mondiale, de la Première Guerre mondiale et de la guerre de 70, j’avais envie d’avoir des acteurs qui pouvaient témoigner de cette histoire à travers leur grand-père ou leur grand-mère. Tout comme j’avais envie d’avoir des acteurs québécois qui allaient parler du Québec et de ses blessures. Ça a donné à la troupe un sentiment d’oxygénation, beaucoup d’humour. Les acteurs avaient tous beaucoup de joie à être extraits de chez eux, de leur quotidien." Mixte, elle aussi, l’équipe de concepteurs est composée des Français Emmanuel Clolus (scénographie) et Michel Maurer (son) et des Québécois Isabelle Larivière (costumes), Éric Champoux (lumières) et Angelo Barsetti (maquillages). La musique originale est de l’États-Unien Michael Jon Fink.
COEUR DE LOUP
Forêts est une fresque, une pièce-fleuve qui conjugue les trajectoires de sept générations de femmes. Au coeur de cette odyssée, il y a Loup, une adolescente que ses origines font souffrir: "Loup est habitée par un sentiment de désespoir alors qu’elle n’a que seize ans. Elle ne sait même pas pourquoi elle est ravagée par quelque chose de tellement terrifiant. Elle n’a pas le choix, il faut qu’elle sache, qu’elle découvre ce qui s’est passé." Engagée bien malgré elle dans une véritable quête, la jeune femme plonge dans le gouffre de son héritage, remonte courageusement le temps, cette malédiction qui court de Odette à Hélène, puis à Léonie, à Ludivine, à Sarah, à Luce et enfin à Aimée, sa mère. Il faut bien admettre que la démarche de Wajdi Mouawad, en tant que créateur, est très similaire à celle de Loup, son héroïne: "Je suis né en 1968, à la fin de la guerre du Vietnam, peu de temps avant le début de la guerre civile au Liban. Depuis, les guerres n’ont pas cessé. Je suis obligé de me pencher sur toute cette histoire, elle est trop terrifiante. Si je ne fais pas ça, je ne vois pas le sens de cette vie."
Bien sûr, les thèmes abordés dans Forêts sont sensiblement les mêmes que ceux traités dans Littoral et Incendies, à savoir les origines douloureuses, la transmission d’un héritage qui tenaille celui ou celle qui en hérite. Pourtant, Wajdi Mouawad estime que Forêts emprunte une voie tout à fait nouvelle: "La grande différence entre Incendies et Forêts, c’est que cette fois la réponse se trouve dans les ténèbres et non dans la généalogie. C’est tout ce que je peux dire." Impossible, en effet, d’en dire plus sans en dire trop. Il faut savoir que Forêts est de loin la plus chorale et la plus complexe de toutes les pièces de Mouawad. Jamais le dramaturge n’aura à ce point "raconté" une histoire, déployé une intrigue haletante. Il ajoute tout de même: "Forêts dit une chose très importante pour moi: ce qui nous sauve du sang, ce qui nous sauve de la prophétie, ce qui nous sauve de la malédiction qui depuis les Grecs nous tombe dessus, c’est les promesses que l’on se fait parce que nous sommes amis. Autrement dit, nous sommes les enfants de nos promesses, tenues, pas tenues, données…"
Du 27 au 31 mars à 19h30
Au Théâtre du CNA
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TRADUIRE MOUAWAD
Janick Hébert, Kelli Fox et Nicola Lipman dans Scorched. photo: Cylla von Tiedemann |
Après Toronto, Scorched, la traduction d’Incendies de Wajdi Mouawad, s’amène au Théâtre anglais du Centre national des Arts d’Ottawa du 4 au 21 avril prochain. La traductrice Linda Gaboriau, qui a déjà été appelée à traduire le théâtre des Michel-Marc Bouchard, René-Daniel Dubois et Michel Tremblay, a été approchée par Wajdi Mouawad lui-même afin de traduire cette oeuvre que Richard Rose allait mettre en scène. "Il n’a pas eu à me convaincre parce que j’avais vu la pièce au Quat’sous, et j’en avais été très touchée et stimulée. Comme Littoral d’ailleurs. Je trouve que la voix de Wajdi est très importante dans le paysage théâtral, ici comme ailleurs, parce qu’il a un rayonnement important en Europe."
Le fait de connaître l’auteur a facilité le travail de Linda Gaboriau, mais le défi n’en était pas pour autant moins imposant: "Il y a des moments d’idéalisme assez exaltés dans cette oeuvre. Ce lyrisme était assez difficile à traduire pour un public anglophone, qui n’a pas les mêmes habitudes de niveaux de langue au théâtre; quoiqu’il y a de plus en plus de gammes d’écriture au Canada anglais maintenant. Avant, c’était plus uniformément dans le naturalisme ou dans le drame psychologique, mais maintenant, il y a des auteurs qui écrivent dans toutes sortes de registres. Mais reste que c’est souvent surprenant pour un public anglophone de grandes envolées poétiques, surtout dans un texte qui a aussi ses moments très quotidiens ou très comiques", note la traductrice, qui n’a voulu rencontrer l’auteur qu’à deux ou trois reprises dans son processus d’écriture. "Pour la traduction d’une oeuvre, que ce soit une oeuvre de théâtre ou un roman, il faut quand même que le traducteur trouve une cohérence de ton, de voix et de signature d’auteur finalement", plaide celle qui a su brillamment traduire le titre de l’oeuvre.
Une des récompenses pour elle aura sans doute été de finalement assister à la première de Scorched à Toronto, où le metteur en scène et les acteurs s’étaient approprié le texte. Elle en sortit "ravie": "C’est pas évident de mettre en scène le théâtre de Wajdi, parce qu’il a vraiment développé sa propre théâtralité pour chaque pièce dans sa démarche avec ses comédiens et ses autres concepteurs. Alors transposer cela, laisser cela entre les mains d’un autre metteur en scène… et surtout au Canada anglais! […] Richard Rose a fait un travail extraordinaire, qui a d’ailleurs été louangé dans la presse de Toronto", conclut Linda Gaboriau, qui entamera bientôt la traduction de Forêts, pièce pour laquelle Richard Rose aurait déjà signifié son intérêt, lui qui aimerait poursuivre l’aventure. Ciels devrait probablement suivre dans les astres de ces deux créateurs… (M.Proulx)
Du 4 au 21 avril au Théâtre du CNA (présenté dans le cadre de Scène Québec).