Wallace Shawn : Paradis perdu
L’États-Unien Wallace Shawn est monté en français pour la première fois à Montréal. Stacey Christodoulou, directrice de l’Other Theatre, met en scène La Fièvre et Le Pleureur désigné.
Depuis 1991, Stacey Christodoulou monte les auteurs qui dérangent, ceux dont le théâtre renvoie une image pour le moins alarmante de notre monde. Avec les mots d’Arrabal, Fassbinder, Müller, Handke, Kane et Vonnegut, la directrice de l’Other Theatre n’a de cesse de nous confronter à l’échec cuisant de nos utopies, à l’effondrement graduel de notre civilisation. Ces jours-ci, elle poursuit sur sa lancée en signant la mise en scène de deux pièces états-uniennes traduites par Philippe Ducros: La Fièvre et Le Pleureur désigné. Nous avons eu une discussion électronique avec leur auteur, Wallace Shawn.
Malgré sa florissante carrière de comédien à la télévision et au cinéma, Wallace Shawn continue de croire que le théâtre est irremplaçable: "Quand vous allez au cinéma, vous ne pouvez pas croire que vous avez affaire à des gens ordinaires. Les acteurs font 20 pieds de haut et puis soudainement, c’est leur visage qui mesure 20 pieds. De la même façon, quand vous voyez un film à la télévision, les acteurs ne mesurent que quelques pouces, ce n’est pas convaincant. Au théâtre, vous observez des gens qui vivent réellement, des acteurs qui respirent, digèrent, se touchent, s’embrassent et ressentent, vraiment. Peut-être que leurs noms et leurs destins diffèrent de ceux de Phèdre et Hamlet, mais ce sont vraiment leurs visages, leurs mains. Vous me direz que les acteurs mentent, qu’ils se prennent pour des gens qu’ils ne sont pas, mais au moins ils mentent vrai, en chair et en os."
L’ART DE LA DENONCIATION
Entre les mains de Wallace Shawn, le théâtre devient un redoutable outil de dénonciation. Sans un soupçon de morale, ses pièces, éminemment politiques, posent des questions cruciales, explorent avec lucidité les rapports entre les privilégiés et les dépossédés. Écrit au début des années 90 pour être joué à domicile, devant un nombre restreint de spectateurs, La Fièvre est un percutant monologue sur la culpabilité des nantis. Dans un pays accablé par la pauvreté, enfermé dans sa chambre d’hôtel, le narrateur (Philippe Ducros) se livre à un terrible examen de conscience. Il nous avoue: "C’est un sentiment merveilleux que d’avoir de l’argent dans un pays où la plupart des gens sont pauvres, de rouler en taxi à travers des bidonvilles horribles." Selon Wallace Shawn, le monologue rappelle que les uns paient pour le confort des autres: "Des gens agonisent, sont victimes de torture, privés de nourriture et tués pour préserver l’état actuel des choses." Une situation que bien peu de privilégiés tentent de changer ou même seulement de nommer.
Créé en 1996, Le Pleureur désigné illustre d’une manière moins radicale, mais tout aussi clairvoyante, les tensions entre les classes sociales. On y retrouve Howard (Michel Mongeau), un intellectuel, poète et essayiste, qui vient d’un milieu aisé mais qui critique le gouvernement de droite au pouvoir dans son pays; sa fille, Judy (Marika Lhoumeau), une intellectuelle raffinée, chaleureuse et pleine d’esprit qui vénère son père; et le mari de cette dernière, Jack (Jean Boilard), protégé de Howard que l’on verra rejeter les valeurs de son mentor. Wallace Shawn explique que Le Pleureur désigné est en quelque sorte une réponse à La Fièvre: "Howard est un écrivain et un intellectuel quelque peu arrogant, et Judy, une fille très fidèle à son père. Malgré tout, ils ont beaucoup à offrir au monde et le monde a désespérément besoin d’eux, qu’ils soient arrogants ou non. Ne croyez pas que je me prenne pour Howard, mais c’est un fait que le monde a besoin de penseurs, d’auteurs, d’intellectuels, de poètes et de créateurs, sinon les Dick Cheney de ce monde, les gens qui croient à la force, à la puissance, à la vengeance et à la suprématie, auront le contrôle total de la planète."
C.V.
Né à New York en 1943, Wallace Shawn est comédien, dramaturge, scénariste, traducteur et adaptateur. Our Late Night, son premier texte de théâtre, a été créé à New York en 1975. Depuis, il a écrit Thought in Three Parts, Marie and Bruce, Aunt Dan and Lemon, The Fever et The Designated Mourner. Montées aux États-Unis et en Angleterre, ses pièces ont, pour la plupart, été primées et adaptées au cinéma. Comme acteur, on a pu voir Wallace Shawn dans une centaine de films et d’émissions de télévision. Parmi les réalisateurs avec lesquels il a beaucoup tourné, mentionnons Woody Allen (Manhattan, Radio Days, Shadows and Fog, The Curse of the Jade Scorpion, Melinda and Melinda) et Louis Malle (Atlantic City, My Dinner with Andre, Crackers, Vanya on 42nd Street).
Jusqu’au 14 avril
Au Théâtre Prospero
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