Ubu roi : Les deux font la guerre
Ubu roi clôt la saison du Théâtre du Nouveau Monde. Rémy Girard et Marie Tifo interprètent le couple maudit au coeur de cette grotesque et troublante farce d’Alfred Jarry. Entretien avec deux bêtes de scène.
Depuis qu’il a découvert Ubu roi au Festival d’Avignon en 1974, Rémy Girard caresse le rêve de monter un jour cette oeuvre que plusieurs considèrent comme le précurseur du surréalisme et du théâtre de l’absurde. "À l’époque, la pièce avait été jouée par Georges Wilson et Anna Prucnal. J’avais vraiment eu un choc. À cause de la symbolique de l’oeuvre, mais aussi à cause de son côté ludique et clownesque. Je suis attiré par cela. Je n’aime pas quand on souligne les messages au gros trait", soutient Rémy Girard qui, après son inoubliable incarnation de Papa Bougon, s’apprête à jouer Père Ubu. C’est d’ailleurs Girard qui, l’année dernière, a proposé à Lorraine Pintal de présenter l’objet théâtral au public. La directrice artistique du TNM a tout de suite accepté. Un projet était né.
DRÔLE DE DUO
Ubu roi, c’est d’abord et avant tout les folles et dévastatrices aventures de Père et Mère Ubu, ce duo formé d’un imbécile heureux et d’une harpie machiavélique qui manipule son mollasson de mari pour parvenir à des fins plutôt douteuses. Lorsque le Père Ubu vole la couronne à Venceslas et qu’il devient roi de Pologne, le couple de rigolos perd les pédales, happé qu’il est par la griserie du pouvoir et de la richesse. S’ensuivent des guerres, tueries et autres massacres impliquant notamment les armées russe et polonaise. "Quand des gens comme ça prennent le pouvoir, ça devient dangereux! Pour nous, la comparaison la plus frappante, c’est Nicolae et Elena Ceaucescu en Roumanie. Elle, elle le poussait, et lui, c’était l’imbécile heureux. On peut aussi penser à W. Bush… On voit que c’est un gars qui manque de réflexion et qui est manipulé. Il a créé une guerre qui ne repose sur rien et où des milliers de gens ont été tués. C’est un peu ce que dit la pièce", raconte Rémy Girard, soulignant au passage le côté encore actuel de ce texte écrit à la fin du 19e siècle.
C’est ainsi qu’entre deux croupions de dinde et trois pâtés de chien, le naïf, gourmand et bedonnant Père Ubu n’hésite pas, pour se défendre, à utiliser son attirail de torture loufoque. Sabre à merdre, croc à finances ou machine à décervelage servent au carnage. "En ce qui concerne la forme de la pièce, l’intellectualisme est inexistant! Mais sur le fond, il y a sûrement une critique du pouvoir livré aux mains de la bêtise. Par contre, je ne crois pas que Jarry, au départ, y ait placé tant de dénonciations. La pièce est plutôt festive", soutient Rémy Girard. Vrai que Jarry n’était qu’un adolescent au moment où, avec des copains de classe, il aurait imaginé cette grotesque blague désormais célèbre.
UNION LIBRE
Non seulement Rémy Girard rêvait-il depuis longtemps de jouer dans Ubu roi, mais il savait exactement aux côtés de qui il désirait interpréter cette partition unique. "C’était très clair dans ma tête que je voulais jouer ça avec Marie [Tifo], sans doute à cause du côté clownesque de la pièce. Nous, on est de la génération de La Ribouldingue, de Sol et Gobelet… On a été élevés avec les clowns à la télévision. On a étudié le clown à l’école de théâtre. Le monde des clowns en est un où la dérision domine même si, en même temps, les clowns rient toujours de quelque chose de vrai et profond", dit-il.
L’amitié qui lie les deux comédiens remonte à une quarantaine d’années, alors qu’ils étaient étudiants à Jonquière. Grâce à Ubu roi, de grands amis se retrouvent aujourd’hui sur les planches pour la première fois depuis 20 ans. "On se connaît depuis tellement longtemps qu’on se fait totalement confiance. On se provoque et on s’étonne l’un l’autre. C’est extraordinaire d’avoir cette liberté-là. Il y a un grand plaisir à se retrouver dans des personnages complètement libres, déjantés et clownesques", s’exclame haut et fort Marie Tifo qui interprète Mère Ubu, personnage drolatique qui tranche avec les rôles de grande tragédienne dans lesquels le public a l’habitude de la voir évoluer. "C’est un rôle complètement comique, poursuit-elle, mais tout mon travail d’interprète tragique me sert. Je donne une vérité au personnage et j’y intègre le clown en moi. Je retrouve mon côté enfant et je ne me censure pas du tout. Je joue avec Rémy et réponds à tout ce qu’il me donne."
"Ce sont deux personnages en un. Père Ubu, c’est l’instinctif, l’imbécile. Mère Ubu, c’est l’être machiavélique parce que plus intelligente. Ces deux côtés-là du pouvoir sont représentés par un couple. On n’a donc pas le choix que d’être en totale harmonie", soutient Rémy Girard qui, pour entrer dans la peau du Père Ubu, a trimé dur pendant plus de deux mois. "Pour Rémy, c’est un travail physique immense. Il est toujours là, dans tous les combats… Et puis, il porte une énorme bourrure. Le Père Ubu, c’est comme une grosse poire", avance Marie Tifo, le sourire aux lèvres. "Vocalement, c’est un texte difficile à dire et à maîtriser, avec plein d’inversions et de dentelle, ajoute Girard. Ça demande beaucoup de temps et de pratique. Je commence, à deux semaines de la première, à me laisser aller dans les répétitions. C’est un jeu instinctif, dans lequel n’ont pas leur place la pudeur ou la restriction."
RETOMBER EN ENFANCE
C’est la dimension clownesque, surréaliste et absurde d’Ubu roi qui a orienté la mise en scène de Normand Chouinard, qui renoue ici avec l’esprit de la fête foraine et du guignol. "Il [Normand Chouinard] se sert beaucoup du mouvement et de l’attitude des personnages dans sa mise en scène, affirme Rémy Girard. Il n’y a pas de limite dans la livraison de l’émotion, des gestes et des mots. En ce sens, c’est très Grand Guignol."
Normand Chouinard a d’ailleurs incorporé des marionnettes au spectacle. "Et certains acteurs jouent comme des marionnettes. Il y a beaucoup d’images corporelles. C’est très physique", renchérit l’interprète. Les comédiens évoluent dans un décor qui rappelle une vieille foire abandonnée, un non-lieu servant le surréalisme qui berce la pièce. "Les objets que les personnages utilisent sont ceux qu’ils ont trouvés par terre, dans ce vieux parc d’attractions. On peut, par exemple, se servir d’un siphon à toilette comme d’un fusil!" lance Girard.
Neuf jeunes interprètes (dont Maxim Gaudette et Émile Proulx-Cloutier) se partagent les nombreux autres personnages de la pièce. Girard et Tifo nous promettent des mouvements d’ensemble minutieusement chorégraphiés et un environnement sonore des plus présents. À en croire l’enthousiasme et la complicité qui animent les deux amis, le public risque de quitter le théâtre un brin décoiffé. "C’est assez destroy et joyeux à la fois. On parle de pouvoir et de destruction mais, en même temps, on est comme des enfants qui s’amusent", conclut Marie Tifo.
Du 17 avril au 12 mai
Au Théâtre du Nouveau Monde
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C.V.
La pièce Ubu roi est la plus connue de la saga ubuesque d’Alfred Jarry, qui comprend notamment Ubu cocu et Ubu enchaîné. Mais au départ, Ubu roi était le fruit de l’imagination moqueuse d’une bande de jeunes étudiants de la fin du 19e siècle – dont le jeune Alfred Jarry – qui se seraient inspirés de leur professeur de physique pour créer le grotesque personnage de Père Ubu. Plusieurs documents suggèrent même que la pièce aurait été initialement écrite par les frères Morin, copains de collège de Jarry, avant que le père de la pataphysique ne change le titre, modifie les noms des personnages et remanie quelque peu le texte pour mettre au monde Ubu roi. Il n’existe cependant aucune preuve formelle de cette théorie. Ubu roi est créée pour la première fois en 1896 au Théâtre de l’OEuvre à Paris. La pièce, qui contient un langage gras et ordurier et dont l’aspect éclaté tranche avec le théâtre classique et structuré de l’époque, provoque un énorme scandale.