Maguy Marin : Le bruit du monde
Scène

Maguy Marin : Le bruit du monde

Maguy Marin fait l’ouverture du FTA avec une pièce qui interroge nos choix de société tout comme l’implantation de sa compagnie en plein coeur d’une banlieue française.

Vivre ensemble. Cette idée marque la démarche de Maguy Marin, figure majeure de la danse contemporaine française dont les créations défient les conventions et ébranlent le public. Elle se distingue dès ses premières pièces dans les années 70, s’inscrivant clairement dans le mouvement contestataire de la société bourgeoise. En 1990, son talent et son oeuvre lui valent l’attribution d’un Centre chorégraphique national (CCN) financé par l’État français. Huit ans plus tard, elle crée un précédent en quittant la région parisienne pour s’installer à Rillieux-la-Pape, une banlieue située à une quinzaine de kilomètres de Lyon. Elle y met en place diverses activités pour les gens du quartier mais il faudra plusieurs années pour que la population se laisse apprivoiser. Les femmes et les enfants sont les premiers abordés. Car dans ce milieu à forte densité maghrébine, les hommes sont peu accessibles et l’exposition des corps, plutôt mal perçue. À l’instar du YMCA de l’avenue du Parc à Montréal, les grandes baies vitrées du nouveau bâtiment inauguré l’an dernier ont suscité des réticences.

"Avec les jeunes garçons qui viennent par le biais des écoles, c’est délicat mais ça passe, commente la Toulousaine d’origine, fille d’immigrants espagnols ayant fui le régime franquiste. C’est plus compliqué avec les jeunes adultes sans travail. Maintenant, on a des relations plutôt calmes et je sens qu’on bénéficie même d’une sorte de protection. Mais quand on a fait les premières ouvertures publiques, c’était très, très hostile: on a reçu des pierres, des cailloux. Et puis on a passé énormément de temps à discuter dehors pour essayer d’apaiser le climat et la relation maintenant est très différente."

Répétitions publiques, présentations de spectacles, activités scolaires, ateliers et autres rencontres avec le public… Le CCN de Rillieux-la-Pape offre un pôle culturel unique au beau milieu des tours d’habitation: il coproduit des spectacles de théâtre et de musique et accueille chaque année trois ou quatre compagnies de danse en résidence. Lia Rodrigues y a créé une des Fables de La Fontaine qu’on a vues récemment au Québec. Également à l’affiche du FTA, la Brésilienne est quant à elle implantée au coeur d’une favela de Rio où elle mène le même type d’actions que Maguy Marin avec beaucoup moins de moyens.

Au fil du temps, les artistes sont parvenus à tisser des liens dans leur communauté, favorisant ainsi une cohésion sociale particulièrement défaillante dans les banlieues. Exemple concret de la possible démocratisation de l’art dont on parle depuis 40 ans en France mais qui ne parvient pas à se concrétiser. "Je crois vraiment que l’art crée du lien, affirme Maguy Marin. Il construit les individus, surtout s’il est enseigné très tôt au même titre que le français ou les mathématiques. C’est pour ça qu’on travaille beaucoup avec les écoles: pour que la création, et pas seulement le contact avec les artistes, soit intégrée à l’éducation. Parce que la pratique artistique met l’individu devant la pensée, elle le travaille, le questionne, lui apprend ce que veut dire douter, l’habitue à faire des choix. Et quand ce sont des travaux communs, elle apprend à travailler ensemble et à respecter les autres sans se laisser dissoudre dans les autres."

ÉTAT D’URGENCE

Ce n’est pas un hasard si les pièces conçues dans la banlieue lyonnaise ont un rapport avec l’immigration ou l’impuissance à agir sur le monde. Influence du milieu ambiant. Présentée au FTA, Umwelt signifie "environnement" et traite de réalités actuelles. Neuf interprètes, dont deux non-danseurs, surgissent de derrière une cinquantaine de miroirs disposés en quinconce en fond de scène pour accomplir des actions du quotidien comme manger, boire, s’habiller, aimer, se disputer, fumer… De brèves apparitions qui se répètent avec de petites variations, pareilles au quotidien. Pas d’événement majeur dans cette pièce si ce n’est l’effet produit par la vie qui défile dans le vacarme assourdissant d’une soufflerie qui agite la scène d’un vent d’apocalypse et de la dissonance d’une bobine de fil qui se dévide sur trois guitares électriques posées à l’avant-scène. Une bande sonore conçue par le compositeur Denis Mariotte, complice depuis 1981.

"Ce qui se déroulait sous nos yeux avait un caractère hypnotique et c’était le monde, raconte Maguy Marin. Et la question était: "Quel est le bruit du monde?" C’est un bruit de fureur aujourd’hui: beaucoup d’injustices, la guerre, le réchauffement climatique, énormément de pauvres pour peu de riches, un rythme frénétique où le profit est en train de gagner sur l’humain et sur la planète… C’est une sorte de catastrophe, la musique ne pouvait pas être agréable. En fait, Umwelt suit 10 ans de travail et on arrive à un point où soit on fait quelque chose, soit on va mourir vivants."

Ainsi, les interprètes d’Umwelt interpellent le public en le toisant depuis le fond de scène où ils sont cantonnés. Dure et difficile, l’oeuvre ne cesse de diviser le public. Elle a même provoqué un incident lors de sa création en 2004: des spectateurs ont envahi la scène et blessé la chorégraphe. "Je pense qu’il y a là quelque chose de l’ordre de la censure, analyse-t-elle avec le recul. Ça donne une idée de ce que la société est en train de devenir avec cette affaire d’interactivité où l’on demande l’avis du public et avec l’attitude du consommateur qui paye et qui estime qu’il peut se faire rembourser si le produit ne lui convient pas. Il y aussi la réaction d’un certain public qui a été formé depuis 20 ans, qui croit savoir que la danse est quelque chose de bien précis et qui n’accepte pas que ce soit autre chose."

Militante insoumise, Maguy Marin a répondu à cette agression avec Ha! Ha!, une pièce où les interprètes s’adonnent à l’humour gras plutôt que de danser, cinglante critique de l’hégémonie du divertissement facile, de la perte de sens et de la déresponsabilisation des individus. Difficile de choisir la politique de l’autruche face à une oeuvre de Maguy Marin.

Du 23 au 25 mai
Au Monument-National
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