Robert Lepage : La voix humaine
Scène

Robert Lepage : La voix humaine

Robert Lepage profite de la première édition du Festival TransAmériques pour dévoiler Lipsynch en première nord-américaine. Nous avons rencontré le grand manitou du théâtre de l’image pour qu’il nous parle de son nouvel engouement pour la voix.

Fin avril, à Thessalonique en Grèce, Robert Lepage recevait, avec beaucoup de noblesse, le 11e prix Europe pour le théâtre, une récompense importante qui confirme en quelque sorte ce que l’on savait déjà: qu’il est le plus européen des metteurs en scène canadiens. C’est dans ce contexte de réjouissance que nous l’avons rencontré. Pour le directeur de la compagnie Ex Machina, cette récompense arrive à point nommé: "Tout à coup, il y a des choses qui se passent, des associations, des projets qu’on voulait faire depuis longtemps qui débloquent très rapidement. J’ai l’impression qu’on récolte ce qu’on a semé, sans vraiment s’en rendre compte, de façon très inconsciente, au cours des dix dernières années."

Seule ombre au tableau, dix ans après avoir créé la Caserne, un espace qui se prête aussi bien aux tournages cinématographiques qu’à la création de spectacles, Robert Lepage se dit déçu par l’industrie du cinéma: "L’idée, c’était que les films financent les pièces, mais on s’est rendu compte que les structures ne voulaient pas se parler." Résigné à ne plus faire de cinéma, du moins pour le moment, le créateur s’est tourné vers un autre art, une discipline connexe qui rend possibles ses autres projets: "Avec l’opéra, on a trouvé à peu près ce qu’on cherchait. Au niveau des ressources, des moyens, mais aussi au niveau de la méthode. L’opéra est plus organique que le cinéma, plus proche cousin du théâtre."

RÉSONANCES MULTIPLES

Lipsynch est une fresque scientifico-romanesque où se déploie une toile de destins croisés, de voix et de vies superposées, les aléas d’hommes et de femmes réunis par le hasard et les probabilités. Avec ce spectacle de cinq heures dont la version finale devrait atteindre neuf heures, Robert Lepage sort une fois de plus des sentiers battus. Celui qu’on a tendance à considérer comme la référence en matière de théâtre de l’image mise cette fois sur la voix: "C’était peut-être, inconsciemment, une façon d’inviter l’opéra dans le théâtre. Après tout, le théâtre est un artisanat, si on veut qu’il reste vivant, il faut absolument avoir dans notre giron des gens d’autres disciplines. Moi, ça m’intéresse d’être dans le trafic, au carrefour de formes d’expression complètement différentes." Ainsi, au sein de la distribution du spectacle coproduit par Ex Machina et le Théâtre Sans Frontières de Newcastle, on trouve des interprètes allemand, espagnols, suisse, britanniques et québécois: Frédérike Bédard, Carlos Belda, Rebecca Blankenship, Lise Castonguay, John Cobb, Nuria Garcia, Sarah Kemp, Rick Miller et Hans Piesbergen.

Lipsynch entrelace neuf histoires, neuf récits où se ressentent et s’entendent les multiples résonances de la voix humaine. Il y est question du scientifique Stephen Hawking, du 7e art, de musique rock, de Léonard de Vinci, de tumeur au cerveau et de viol collectif. Une somme bigarrée dont chaque partie finit par trouver sa signification, voire ses significations, dans l’ensemble. En cours de travail, Robert Lepage, Marie Gignac, qui signe aussi le spectacle sans y jouer, et les acteurs ont réalisé que la voix menait inévitablement à l’image, du moins au théâtre: "Naïvement, on pensait qu’on allait faire un spectacle très auditif, qu’on allait fermer les lumières, se forcer pour ne pas faire d’images, mais on s’est rendu compte qu’il n’y avait rien de plus visuel que la voix. On a juste à penser à la radio, c’est le médium le plus visuel, celui qui suscite le plus d’images." Bien que, d’un point de vue formel, Lipsynch évoque fortement les précédents spectacles d’Ex Machina, Lepage affirme que le spectacle constitue un virage important: "La méthode de travail est la même, mais le fait de s’arrimer à la voix change beaucoup de choses. C’est très différent de ce qu’on a fait avant. J’ai comme l’impression qu’on touche à une affaire plus profonde."

PORTE-VOIX

Cette fois, Robert Lepage et son équipe ont fait appel à des spécialistes, des gens qui les ont aidés à faire des distinctions entre la parole, le langage et la voix, trois concepts trop souvent confondus qui constituent maintenant les trois grandes articulations de Lipsynch: "J’essaie de m’entourer et d’entourer l’équipe de gens qui savent de quoi on parle, parce que nous ne savons jamais vraiment, au départ, de quoi nous parlons, où l’on va. En consultant des spécialistes, on s’est rendu compte que parole, langage et voix sont trois choses bien différentes, des notions que tout le monde mélange. Peu de gens savent, par exemple, que l’on peut perdre l’usage de la parole sans perdre la voix. Dans le spectacle, l’un des personnages, dont la version actuelle ne dévoile pas encore toute l’histoire, devient aphasique à la suite d’une intervention chirurgicale. Elle doit réapprendre à parler. Par contre, elle n’a aucune difficulté à chanter. On a voulu clarifier, creuser tout ça. On n’a pas encore fait la lumière sur tout, mais dans la version finale, on devrait y parvenir."

Du 1er au 7 juin
À la Salle Pierre-Mercure

C.V.

C’est bien connu, tout ce que touche Robert Lepage se transforme en or. Ce qui est merveilleux, c’est que le créateur touche de plus en plus de choses. Depuis Circulations (1984), son tout premier spectacle, jusqu’à Lipsynch, l’oeuvre de Lepage a pris des proportions titanesques. En ce moment, plusieurs de ses spectacles, tous conçus à Québec – "Québec est un incubateur, une ville où les choses peuvent se déployer à leur propre rythme" -, sillonnent la planète: The Rake’s Progress, l’opéra de Stravinski créé à Bruxelles, est accueilli dans les plus hauts lieux de l’art lyrique. À Las Vegas, les foules continuent d’être charmées par . Depuis quelques mois, le comédien Yves Jacques voyage avec les décors du Projet Andersen (en octobre prochain, il s’arrêtera au Théâtre du Nouveau Monde). En juillet prochain, à Moscou, dans le cadre du Festival Tchekhov, on présentera pas moins de quatre spectacles de Lepage: La Face cachée de la lune, The Busker’s Opera, Le Projet Andersen et La Trilogie des dragons. La chorégraphe Marie Chouinard et le Cirque Éloize seront aussi de l’événement. Après le théâtre, le cinéma, l’opéra et le cirque, le metteur en scène collabore actuellement avec l’ex-danseuse étoile Sylvie Guillem et le chorégraphe britannique Russel Maliphant à la création d’un premier spectacle de danse. En juin 2008, dans le cadre des célébrations du 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec, il présentera Moulin à images, la plus grande projection architecturale extérieure jamais créée, un hommage à quatre siècles de développement humain et matériel. C’est également l’an prochain que sera dévoilé Le Dragon bleu, une suite à La Trilogie des dragons à laquelle collabore notamment Marie Michaud. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le créateur n’hésite pas à emprunter, malgré son statut, des voies nouvelles: "L’idée, c’est de s’approcher de plus en plus de l’art total, mais sans le forcer. Parce que quand on le force, ça marche pas, c’est pas bon. On le sait, parce qu’on l’a déjà forcé, souvent."