Lia Rodrigues : Voir rouge
Lia Rodrigues avait récolté le Prix du public lors du dernier FIND. La voilà à nouveau avec Incarnat, une pièce de chair, de sang et d’émotion. Une occasion de nous intéresser à certaines réalités brésiliennes.
Un cri venu du tréfonds des entrailles. Ainsi débute la pièce que la Brésilienne Lia Rodrigues présente dans le cadre du FTA. Cri de douleur d’une des neuf interprètes comme un écho lointain et puissant à la mort de son père assassiné. Incarnat: couleur rouge clair et vif comme la vie et le sang, comme le ketchup qui macule les corps nus dans cette création à cheval entre la danse, les arts visuels et la performance. Avant sa création en 2005, l’oeuvre avait mûri pendant un an et demi dans la favela da Maré où la chorégraphe est basée pour ce qu’elle appelle une "résidence-résistance".
"C’est sûr que le lieu de création a influencé la pièce, déclare Lia Rodrigues. D’abord parce que je crois que le corps est un état qui change selon l’endroit où il se trouve. Il bouge différemment. Et puis nous sommes partis d’un livre très fort de Susan Sontag, Devant la douleur des autres, qui posait toutes sortes de questions par rapport à l’image de la souffrance et de la violence. Nous vivions entourés de tous les problèmes qu’il y a dans la favela. Mais il n’y a pas que des problèmes, il y a aussi plein de vie et de belles choses en construction."
C’est justement pour construire que cette artiste militante dans l’âme a choisi de travailler dans cet immense bidonville au centre de Rio, à une vingtaine de minutes du quartier de la classe moyenne où elle demeure. L’argent qu’elle avait obtenu d’un coproducteur français pour le décor a servi à transformer le hangar où elle a installé sa Companhia de danças. Poser des ventilateurs et un tapis de danse, construire des douches et des toilettes, offrir des cours aux personnes du quartier, tout cela fait partie de la danse. Cela la nourrit. "Je suis engagée en tant qu’artiste, mais aussi en tant que citoyenne, souligne Lia Rodrigues. C’est très important pour moi de construire des choses dans mon pays. Je pense que créer, c’est faire de la résistance, parce qu’il y a si peu de moyens au Brésil qu’il faut résister à l’injonction de ne pas faire de l’art."
Après quatre ans passés dans cette communauté d’un bidonville qui en comprend 16, elle vient de déplacer son petit monde à quelques pas de là, laissant le local devenu Maison de la Culture à la disposition des habitants. Trois jeunes gens de la favela se sont déjà joints aux danseurs qui sont maintenant au nombre de 12.
DANSER AU BRÉSIL
Malgré le manque de moyen, Lia Rodrigues prend toujours deux ans, en moyenne, pour créer une pièce. "Ce n’est pas une question d’argent, c’est une question de choix", affirme celle qui s’est toujours débrouillée pour payer ses danseurs et leur offrir une formation continue avec des cours quotidiens. "En 18 ans d’existence, j’ai développé plusieurs stratégies pour survivre et, chaque année, ça a été différent, raconte la quinquagénaire. Au début, je n’avais pas du tout d’argent, et puis j’ai gagné des prix qui étaient assortis de sommes d’argent. Après, on m’a payée pour mes spectacles et, pendant deux ans, j’ai eu de l’argent d’une compagnie de téléphone, mais ça s’est arrêté. Tout est très précaire au Brésil; on doit être créatif pas seulement en tant qu’artiste, mais aussi pour se produire et créer des espaces pour danser."
Depuis bientôt trois ans, Lia Rodrigues ne vit que de la diffusion de ses spectacles et de l’argent de la coproduction de ses créations par divers pays européens. Malgré le déficit accumulé par sa compagnie, elle se refuse à demander des aides gouvernementales, une réaction aux politiques culturelles qu’elle désapprouve. "Une loi stipule que les entreprises privées sont exonérées d’impôts si elles investissent dans la culture, et ce sont les entreprises qui choisissent qui elles financent, explique-t-elle. Ça veut dire qu’elles sélectionnent ce qui sert le mieux leur image et qu’elles utilisent l’argent public pour servir des intérêts privés. Je ne suis pas d’accord avec ça. Et puis il y a très peu d’argent du gouvernement pour énormément de compagnies, et il n’y a pas de politique construite, juste des subventions à projet."
Danser envers et contre tout. Danser l’intégrité et la profondeur pour dire le réel et essayer de le transformer. Tel est l’objectif d’une chorégraphe qui, depuis quelques années, se plaît à construire ses oeuvres avec des séries de tableaux, à la façon d’un recueil de poèmes. Dans Incarnat, les tableaux se déclinent dans le silence total et sont entrecoupés de rituels où les corps sont lavés dans de grandes bassines qui encerclent la scène. "Il y a des soirs où les gens rigolent plus que d’autres, mais il y a toujours ce même silence respectueux, commente la chorégraphe. Il y a aussi des spectateurs qui s’en vont mais l’important, c’est que l’oeuvre les pousse à se poser des questions sur la vie. Peu importe qu’on aime ou pas la pièce, ce qui compte, c’est comment on dialogue avec ce qu’on a vu."
Du 30 mai au 1er juin
À la Cinquième Salle de la Place des Arts
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