Daniel Léveillé : Nouvelle vague
Scène

Daniel Léveillé : Nouvelle vague

Daniel Léveillé poursuit son oeuvre de dévoilement de l’âme humaine. Avec sa nouvelle création, il nous invite à contempler Le Crépuscule des océans.

Depuis Amour, acide et noix, le chorégraphe Daniel Léveillé revendique le droit d’utiliser la peau comme costume: "Le corps, pour la danse, est un visage à travers lequel on lit l’intention. Si on ne voit pas un visage, on n’a pas accès à l’identité de la personne. Alors je trouve triste de cacher le corps." Dans Le Crépuscule des océans, comme dans Amour, acide et noix et La Pudeur des icebergs, la nudité est une porte ouverte sur l’identité profonde des danseurs; leurs peaux nous livrent à coeur ouvert la magnificence de la vie qui grouille dans nos chairs. Impossible de se cacher, déclarent les interprètes. Danser du Léveillé demande un engagement total.

"Je n’ai pas connu de processus où j’aie été interpellée aussi intimement, moi, Ivana Millicevic, déclare celle qui fut l’élève de Daniel Léveillé avant d’être son interprète. Pour moi, créer avec lui, ce n’est pas juste aller travailler, danser et être un corps bougeant, c’est être engagée." "C’est une personne qui ne fait pas de concessions et qui a un côté idéaliste, au sens où rien ne lui semble impossible à réaliser au niveau physique, soutient Stéphane Gladyszewski, qui en est à sa deuxième collaboration avec le chorégraphe. En création, rien n’est jamais acquis pour le danseur." "C’est très dur physiquement, confirme sa collègue. Ce qui le fascine, c’est la puissance dans le mouvement, la force et une certaine endurance: un bouger d’homme."

LE CHANGEMENT DANS LA CONTINUITÉ

Dans Le Crépuscule des océans, cette énergie s’exprime de manière inhabituelle, dans des séquences où Léveillé innove avec des mouvements plus dansés et plus enchaînés que ces dernières années. Généralement exécutées en groupe, les routines demandent aux interprètes une plus grande ouverture à l’autre. "Ce n’est pas encore le free flow mais j’ai plus abordé le mouvement continu et c’est là qu’on peut faire l’analogie avec l’océan, explique le chorégraphe. Il y a des vagues et des mouvements très forts avec une résistance dans le mouvement qui brise la continuité mais qui traduit un élan de fond très puissant. Mes pièces précédentes étaient relativement statiques. Cette fois aussi, le vocabulaire se rapproche un peu plus du ballet, mais je reste philosophiquement à l’opposé: je recherche l’imperfection. Alors, si les danseurs arrivent à exécuter un mouvement, je place la barre un peu plus haut."

Le Crépuscule des océans présente à nouveau des corps nus dans des duos qui dévoilent l’intimité relationnelle des individus. En revanche, la nudité n’apportant rien aux sections dites "des vagues", le textile réapparaît sous forme de petites culottes, celles-ci soulignant le travail de jambes. "Aujourd’hui, la nudité ne change plus rien dans mon rapport au mouvement, commente Ivana Millicevic. Je me sens même mieux nue et je trouve étrange de porter des costumes." "Moi, je me sens encore plus nu quand je ne bouge pas, comme si le mouvement m’habillait, avoue Stéphane Gladyszewski avant d’expliquer que la transparence et la vulnérabilité vont de pair avec la nudité. Le plus gros morceau a été quand j’ai dansé devant ma famille. Mais ça m’a permis de m’accepter comme je suis, avec mes qualités et mes défauts. De dire: "Me voici, voici qui je suis and that’s it.""

ÉCRIRE LA DANSE

Si la gestuelle de Daniel Léveillé porte clairement sa signature, l’écriture chorégraphique et la composition spatiale de ses oeuvres sont aussi singulières. Pour minimaliste que soit sa danse, il n’en calcule pas moins très méticuleusement les moindres positions et déplacements. "Il devient de plus en plus évident pour moi que je fonctionne comme un écrivain, assure-t-il. Le corps remplace les mots dans mon vocabulaire qui est constitué de gestes, de rythmes et de tout ce que l’être humain peut projeter par son corps: son intelligence, ses émotions, ses états d’âme, ses instincts, etc. Mon travail est de faire des phrases avec une ponctuation relativement claire et puis de suivre le texte pour éventuellement créer un chapitre et qu’à la fin on puisse avoir l’impression d’avoir lu un roman, d’avoir reçu quelque chose."

Daniel Léveillé précise cependant que son rôle s’arrête à créer une structure pour que la danse puisse advenir par l’interprète. On comprend donc qu’il les choisisse très scrupuleusement et qu’il prolonge les collaborations dans le temps. "Daniel parle peu, et quand il parle, c’est pour donner des indications en rapport avec la composition ou l’élaboration de la gestuelle, confie Stéphane Gladyszewski. Alors que d’autres pourraient passer par la démonstration physique, lui va nous laisser chercher. Il indique la dynamique et l’intention mais il nous laisse patauger jusqu’à ce qu’il voie ce qu’il a ciblé."

PASSER LE FLAMBEAU

Depuis quelques années, la compagnie de Daniel Léveillé apporte son soutien à de jeunes créateurs en les introduisant dans son réseau de producteurs et de diffuseurs. Dave St-Pierre en a profité à ses tout débuts, de même que Stéphane Gladyszewski, Martin Bélanger et Antonija Livingstone. Cette dernière, danseuse (notamment pour Benoît Lachambre) et performeuse, présente, dans le cadre du FTA, A Situation for Dancing, le fruit d’une collaboration avec la chorégraphe-interprète new-yorkaise Heather Kravas. "J’ai tendance à percevoir Antonija comme la Benoît Lachambre féminine, lance Daniel Léveillé. Elle est au moins aussi folle et aussi audacieuse qu’il peut l’être, et aussi talentueuse en termes de présence. On le voit même dans la vie courante: elle rayonne d’intelligence, prend des positions claires et ne fait pas de compromis. En Europe, il y a des gens importants du secteur de la danse qui sont totalement fous d’elle."

"Je sens que Daniel est quelqu’un qui n’a rien à se prouver et que, par conséquent, il fait de la place et est là pour la jeunesse, commente Stéphane Gladyszewski, reconnaissant pour le coup de pouce donné à sa carrière internationale de chorégraphe. Je n’ai pas encore vu de compagnie aussi généreuse." "C’est une suite logique de ce que je fais dans l’enseignement, déclare Daniel Léveillé. Au Québec, on attend que les artistes aient 40 ans et qu’ils soient épuisés pour les aider. Il faut les soutenir quand l’élan est là, même s’ils sont jeunes."

C.V.

Quand Daniel Léveillé quitte l’architecture pour la danse, il fait le premier vrai choix personnel de sa vie et prend un virage décisif. Il a 25 ans et n’attend pas plus d’une année pour créer ses premières chorégraphies. C’est la fin des années 70, il danse pour Françoise Sullivan, première grande figure d’inspiration, et au sein du Groupe Nouvelle Aire de Martine Époque, incubateur des Édouard Lock, Paul-André Fortier, Louise Lecavalier et autres Ginette Laurin. Chorégraphe indépendant dès 1981, il fonde avec cette dernière la compagnie qui deviendra O Vertigo, mais il la quitte rapidement pour se soustraire aux diktats du marché de l’art. Dès lors, il crée à son rythme des oeuvres singulières pour diverses compagnies canadiennes tout en collaborant avec de grands noms du théâtre. En 1988, il intègre l’UQÀM pour y enseigner la composition et la chorégraphie. Les années 80 sont celles de la théâtralité avec des pièces comme Voyeurisme, L’Inceste, But I Love You ou Écris-moi n’importe quoi qui brisent certains tabous sexuels. Au tout début des années 90, il amorce un travail sur l’intimité organique et fait de la répétition un mode de composition. En 2001, il adopte la peau pour unique costume dans Amour, acide et noix, une oeuvre qui le propulse sur la scène internationale et lui vaudra, entre autres, un prestigieux prix Dora Mavor Moore en 2004.

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