Édouard Lock : Attendre un cygne
Édouard Lock, après avoir modernisé les pointes, revisite la danse du 19e siècle en passant par la trame musicale de deux ballets mythiques. Une invitation à associer la musique romantique de Tchaïkovski à des images de notre temps.
Il est des thèmes musicaux que tout le monde reconnaît sans forcément savoir qui les a signés ni à quelle oeuvre ils appartiennent. C’est le cas des partitions que Piotr Ilitch Tchaïkovski composa pour Le Lac des cygnes en 1877 et La Belle au bois dormant en 1890, et qu’Édouard Lock a choisi de réactualiser dans sa nouvelle création.
Qui aurait cru que celui qui s’illustra sur les scènes du monde avec une danse contemporaine animée d’une énergie plutôt rock finirait par faire vibrer sa corde romantique au sein de la compagnie La La La Human Steps? Sans doute ceux qui se souviennent qu’en 1988, au moment où son Human Sex défrayait encore la chronique de la danse moderne, il créait une pièce pour le Ballet national de Hollande sur le Concerto pour violon en ré majeur du compositeur russe. "Déjà, j’étais dans la dynamique de jouer avec le souvenir que la musique suscitait chez les gens, avec ces espèces d’associations imbriquées dans la mélodie, et je cherchais à créer des avenues différentes, souvent beaucoup plus froides que la musique originale, explique le chorégraphe. Cette fois encore, il est rare que les chorégraphies aillent dans la direction musicale sur le plan de l’émotivité et ça m’amène dans une zone qui est ambiguë."
L’ambiguïté, pour Édouard Lock, c’est ce no man’s land où rien n’est totalement défini et où n’existe aucune certitude. Lieu suprême de liberté pour l’imagination du créateur et du spectateur. Lieu de tous les possibles où se côtoient vitesse et langueur, frénésie et contemplation, douceur et brutalité. Dans des oeuvres où les femmes portent les hommes et où les hommes chaussent des pointes, le masculin et le féminin se définissent aussi en marge des codes habituels. C’est l’une des raisons qui ont conduit Édouard Lock à titrer sa nouvelle création d’un prénom marocain qui sied autant aux hommes qu’aux femmes. Ainsi, Amjad succède à Amelia comme un hommage aux origines arabo-andalouses de cet artiste qui débarqua à l’âge de trois ans en terre canadienne. Peut-être aussi comme un désir de retrouver ses racines tout en plongeant dans celles de l’inconscient collectif par la voie romantique.
"C’est bizarre à dire mais tant que l’oeuvre est en studio, elle est voilée: elle cache tous les sens qu’elle contient. Ensuite, quand un groupe qui ne connaît pas la chose qu’on a faite l’observe, on devient plus conscient de sa vraie nature. C’est le cas aussi avec l’interprète. C’est un peu comme se déshabiller tout seul ou devant quelqu’un: on devient très conscient de comment on le fait quand on est observé."
HUMAN SEX, VERSION 2007
Édouard Lock ne donnera pas de clés pour expliquer sa pièce: à chacun de s’inventer une histoire pour soutenir ce qu’il voit. Il explique simplement qu’on trouvera des références subtiles au romantisme dans la gestuelle et que les compositeurs Gavin Bryars et David Lang ont dépouillé la musique de Tchaïkovski de tous ses arrangements pour n’en garder que le thème central. Sa structure s’est avérée étonnamment contemporaine et a donné naissance à nouvelle oeuvre qui sera interprétée en direct par quatre musiciens. Et s’il affirme avoir jeté son dévolu sur ce compositeur pour des raisons émotives, Édouard Lock trouve des résonances idéologiques entre son époque et la nôtre. "Je ne suis pas sûr que ça transparaisse dans la pièce mais la société romantique avait une emprise rigide qui excluait certaines façons de penser et d’agir, affirme-t-il. Ça a donné plusieurs oeuvres où ce qui n’était pas acceptable était symbolisé dans des formes animales ou transposé dans des mondes fantastiques. Je trouve que le courant qu’on a traversé au cours des cinq ou six dernières années indique que cette rigidité a repris possession de la culture."
Comme Human Sex avait mis à mal les stéréotypes sexuels en présentant Louise Lecavalier avec une moustache et soulevant ses partenaires masculins, la réappropriation d’oeuvres aussi symboliques que Le Lac… et La Belle… est une façon de ruer dans les brancards en titillant l’ordre établi. Que sera devenu le cygne, double symbole de l’idéal inaccessible et de l’ambiguïté sexuelle? Et cette Belle au bois dormant d’une adolescence indûment prolongée, comment vivra-t-elle l’éveil de sa sexualité? Quoi qu’il advienne, Amjad s’annonce comme une oeuvre subversive au sens où elle vient dépoussiérer une vision séculaire du romantisme et peut-être révéler un peu plus tabous et non-dits. Peut-être…
Le 5 juin à 20 h
Au Grand Théâtre
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