Carl Béchard : Thérapie de groupe
Carl Béchard dirige Marcel Leboeuf et Pascale Montpetit dans Toc toc, la pièce à succès de Laurent Baffie, fou du roi de la version française de Tout le monde en parle.
Présentée à guichets fermés depuis plus d’un an à Paris, Toc toc est une pure comédie, un boulevard moderne au comique croissant et implacable. Le sujet de cette pièce issue de l’esprit délirant de Laurent Baffie: les TOC, c’est-à-dire les troubles obsessionnels compulsifs. Dans la salle d’attente du Dr Stern, célèbre neuropsychiatre spécialisé dans le traitement des TOC, six patients pour le moins particuliers se trouvent réunis. Ensemble, pour le plus grand bonheur des spectateurs qui les écoutent et les observent, ils essaieront de trouver remède à leurs troubles.
L’an dernier, au Théâtre du Nouveau Monde, Carl Béchard orchestrait Le Malade imaginaire, une relecture célébrée sur toutes les tribunes. De la spectaculaire hypocondrie d’Argan, le metteur en scène est passé tout naturellement aux névroses tout aussi théâtrales d’une bande de joyeux toqués. Dès la première lecture, Carl Béchard a été conquis par l’oeuvre. "J’ai beaucoup ri. Je pense que c’est un très bon signe quand on rit autant en lisant." Mais le metteur en scène est encore plus enthousiaste lorsqu’il parle de la traduction-adaptation de Jean-Philippe Pearson, comédien et coscénariste des films Québec-Montréal et Horloge biologique. "Je trouve l’adaptation tout à fait à la hauteur du texte original. En ce qui concerne les références, il y avait des difficultés importantes que Jean-Philippe a très bien surmontées."
SIX PERSONNAGES EN QUÊTE DE GUÉRISON
On dit que 5 % de la population a, aura ou a déjà eu un TOC. Les personnes qui sont victimes de ces pathologies de l’anxiété sont confrontées à des pensées préoccupantes qui reviennent sans cesse (obsessions). Elles sont contraintes, pour les chasser ou les empêcher de survenir, de se livrer à des rituels particuliers (compulsions). Bien sûr, la pièce de Laurent Baffie n’est pas une oeuvre documentaire. Son but ultime est de susciter le rire. Cela dit, avec un peu de gravité (n’oublions pas que les TOC empoisonnent la vie de nombreuses personnes) et beaucoup de dérision, le texte procède à une véritable démystification des TOC. Pour l’auteur français, il est très important qu’on ne se moque pas des personnages de Toc toc, autrement dit qu’on ne rie pas à leurs dépens.
Les personnages incarnés par Émilie Bibeau, Élisabeth Chouvalidzé, Edgar Fruitier, Marcel Leboeuf, Pascale Montpetit et Olivier Morin sont dans la salle d’attente du cabinet du mystérieux Dr Stern pour soigner – en une seule séance! – toute une panoplie de TOC: le syndrome de Gilles de la Tourette, l’arithmomancie (obsession des chiffres), la nosophobie (peur des maladies), le TOC de vérification, la palilalie (répétition sans arrêt) et le TOC d’ordre ou encore de symétrie. Quant à la secrétaire qui veille à retenir tout ce beau monde, elle est jouée par Amélie Dallaire.
À en croire le metteur en scène, il est impossible pour le spectateur soi-disant normal de ne pas se reconnaître, au moins en partie, dans ces personnages hauts en couleur. "Ce sont des personnages qui nous ressemblent. C’est vous et moi à la puissance dix. À les voir, on se rend compte que c’est une question de degré. Quand c’est au stade de l’habitude, sur le bord de la manie, ça peut toujours aller. Pour que ce soit un TOC, il faut que ça prenne au moins une heure de ta journée et que ça finisse par nuire à tes relations et à ta vie professionnelle. La pièce, de façon légère, nous sensibilise à tout ça."
UNE PORTÉE SOCIALE
La pièce de Laurent Baffie repose quasi exclusivement sur le jeu de l’acteur; elle laisse bien peu de place, par exemple, à un déploiement spectaculaire comme celui que Béchard avait mis sur pied dans Le Malade imaginaire. En quoi consiste alors le défi, voire le plaisir, de mettre en scène une pièce comme Toc toc? "Il y a en effet une certaine humilité dans tout ça. Il faut avant tout servir les personnages et le texte. Cela dit, c’est une orchestration de six acteurs constamment en scène, un défi de rythme qui demande beaucoup de travail. Il faut que le focus soit toujours clair alors qu’il y a beaucoup de choses qui se passent en même temps. En plus de ça, il faut que les personnages soient humains, il ne faut pas qu’ils soient seulement des machines."
En fin de compte, Carl Béchard estime que la pièce est pour ainsi dire dotée d’une portée sociale: "Je pense que c’est une des volontés de l’auteur. Les gens qui ont des TOC doivent éviter les sources de stress, de culpabilité ou même de honte. Il faut aussi qu’ils puissent en parler. Dans la pièce, c’est exactement ce que font les personnages: ils brisent la solitude, parlent à des gens qui vivent une situation différente mais en même temps semblable à la leur. L’idée, en fait, c’est de dédramatiser et d’apprécier les moindres améliorations, aussi petites soient-elles. De toute manière, la guérison totale est probablement un leurre, une obsession qui s’ajoute aux autres. Qui sait, peut-être que la pièce va inciter des gens à entreprendre une action, à faire quelque chose pour améliorer leur situation."
JOUER LES TOQUÉS
Dans Toc toc, Pascale Montpetit incarne Blanche, celle qui a une peur bleue des microbes. Pour elle, la vie sans désinfectant serait un véritable cauchemar. Marcel Leboeuf défend pour sa part le personnage de Vincent, chauffeur de taxi de son état, disons sérieusement obsédé par les chiffres. Additionner, soustraire, multiplier et diviser, il le fait constamment, en toutes situations, c’est plus fort que lui. Personnellement, il vit très bien avec ça. Du moins, c’est ce qu’il dit. En fait, c’est sa femme qui n’en peut plus de le voir compter du matin au soir et probablement même la nuit. Pour le comédien, qui avoue que sa propre fascination pour les dates pourrait devenir obsessionnelle, le rôle de Vincent est de taille. "Sincèrement, je ne pensais pas que ce serait autant de travail. Vraiment, j’avoue que je bûche comme il y a longtemps que je n’ai pas bûché. Parce qu’on est tous en interrelation et très rapidement. En plus, j’ai des tas de chiffres à apprendre. Il faut être présent tout le temps, tout le temps. C’est un spectacle qui va passer très vite pour nous, parce qu’on va être constamment dans l’action. Mais après, j’ai l’impression qu’on ne se couchera pas bien tard." Pascale Montpetit, qui confesse qu’elle a tendance à régulièrement (et peut-être un tantinet obsessionnellement) répertorier ce qui se trouve chez elle, ajoute: "C’est comme si on devait savoir le texte de tout le monde. Les répliques arrivent, c’est comme des francs-tireurs, tu ne sais jamais de quel bord ça va surgir. Disons qu’il n’y a pas vraiment de dialogue au sens traditionnel du terme. C’est quasiment comme du jazz. Toi tu joues de la clarinette, moi je joue de la flûte, l’autre fait la batterie. Chacun apporte sa couleur et, au final, ça fait comme un morceau de musique." Selon la comédienne, il y a quelque chose de Beckett dans la pièce de Baffie. "Comme dans En attendant Godot, on sait très vite ce que sera l’affaire, on comprend qu’il n’y aura pas de rebondissements, pas de suspense comme tel. Ils sont comme des hamsters dans une roue. C’est l’accumulation de tout ça qui devient comique."