Alexis Martin : L’étoffe des héros
Alexis Martin signe sa première mise en scène entre les murs du Théâtre du Nouveau Monde. Pour l’occasion, le fils spirituel de Jean-Pierre Ronfard a choisi de réaffirmer la pertinence contemporaine de L’Iliade d’Homère.
Né en 1964, d’une mère traductrice et d’un père journaliste, Alexis Martin a étudié au Conservatoire d’art dramatique de Montréal de 1983 à 1986. Trois ans plus tard, il se joint à l’équipe du Nouveau Théâtre Expérimental, une compagnie fondée neuf ans plus tôt par Jean-Pierre Ronfard et Robert Gravel. Aujourd’hui, l’acteur, auteur et metteur en scène codirige, avec Daniel Brière, cette compagnie qui est sans nul doute l’une des plus imprévisibles de la Métropole. Si Alexis Martin, l’acteur, a maintes fois foulé la scène du Théâtre du Nouveau Monde, le metteur en scène fait, en se mesurant à L’Iliade, ses débuts entre les murs de la prestigieuse institution.
Ce n’est pas d’hier qu’Alexis Martin est préoccupé par l’histoire et les grands récits. Après avoir coadapté L’Odyssée avec Dominic Champagne, l’histoire du 20e siècle avec Jean-Pierre Ronfard et le Râmâyana, ce long poème épique sanskrit, avec Daniel Brière, voilà qu’il se mesure courageusement à L’Iliade. "Parce que c’est ce qu’il y a de meilleur, lance d’emblée le metteur en scène quand on lui demande ce qui le ramène constamment aux grands récits. Les grands récits ne sont jamais décevants. Honnêtement, quand une oeuvre traverse 28 siècles, comme L’Iliade, ce n’est pas par fantaisie, ce n’est pas grâce à un complot d’érudits ou encore d’hommes blancs qui se projettent dans des figures héroïques. C’est parce qu’il y a là-dedans une réactivation des éléments majeurs de la culture occidentale. Donc, aller vers les grands récits, c’est réactiver des choses qui sont au coeur de nous."
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Durant les deux ans où il a peaufiné son adaptation en écoutant les précieux conseils du philosophe Georges Leroux, qui lui a servi de conseiller dramaturgique, Alexis Martin a considérablement élargi sa compréhension de l’épopée attribuée à Homère. "Au début, je me disais: "Quelle vieille chose! Les gens n’étudient plus ça à l’école, ils n’auront pas les références. Qu’est-ce que je fais avec cette affaire-là? Pourquoi je suis pris là-dedans?" Mais plus je creuse, plus je me rends compte que le monde contemporain est plein de L’Iliade. C’est à se demander pourquoi on n’en parle pas plus souvent." Selon le metteur en scène, dont les oeuvres abordent presque toujours la spiritualité des êtres humains, l’influence de la Grèce antique est au moins aussi importante dans notre société que celle du christianisme. "Nous sommes manifestement les dépositaires d’un héritage grec. Ne serait-ce que la morale héroïque. On pense que ça appartient au Moyen Âge, mais la morale chevaleresque date de L’Iliade. L’éthique du chevalier, c’est Achille qui dit: "Ça ne sert à rien de gagner si l’on ne gagne pas noblement.""
En lisant les ouvrages de l’helléniste Jacqueline de Romilly, Alexis Martin a identifié d’autres traces de la pensée grecque dans notre vie de tous les jours. "On vit dans des sociétés rationalistes, technologiques, où l’on se croit libéré de la superstition. Mais combien de fois on dit: "Ce n’est pas ma journée", "Les dieux ne sont pas avec moi", "J’espère que cette fois-ci le destin va me favoriser"? Cette superstition est en nous, elle fait partie de l’essence humaine et c’est magnifique. L’Iliade, c’est la reconnaissance de cette part d’incertitude, une manière en quelque sorte de contrecarrer le mythe selon lequel l’homme maîtrise tout."
Ainsi, chez Homère, il y a toute une galerie de divinités, des forces cosmiques qui n’ont rien à voir avec les figures du christianisme. "Ça peut même être déroutant pour le public, estime le metteur en scène. Il faut comprendre que le destin est au-dessus de Zeus. C’est comme au casino! Zeus met le sort d’Achille et d’Hector dans la balance et il voit ce que ça donne. Ce n’est pas un dieu omniscient, omnipotent, il reconnaît qu’il y a une grande force neutre qui régit le cosmos et qu’il ne peut pas influer là-dessus. C’est la destinée, la chance, la nécessité…, donnez-lui le nom que vous voulez."
Dans L’Odyssée, Alexis Martin était fasciné par la maladie de l’exil, celui d’Ulysse, évidemment. Cette fois, c’est la colère qui retient son attention, la colère sans borne d’Achille. "Être humain, explique-t-il, c’est aussi être en colère. On est toujours tiraillé entre l’anticipation d’un monde parfait et l’inadéquation de cet idéal par rapport à la réalité. Je pense que c’est ça, la condition humaine. Ça engendre chez certains la résignation et chez d’autres la colère. Personnellement, je préfère la colère."
La colère d’Achille, Alexis Martin la trouve saine en quelque sorte, elle est selon lui un signe de sa profonde humanité. "Achille, c’est l’homme-enfant, l’enfance de l’humanité. Il a la force de la terre. Il est entier. C’est l’un des seuls héros dans l’Antiquité qui pleure. Et il n’a pas honte. Il n’a pas à avoir honte. Il pleure parce qu’il est connecté au cosmos. Sa colère est magnifique et terrible, elle me passionne parce que c’est la même que celle qu’expriment les adolescents envers leurs parents. C’est une colère métaphysique, c’est la vie, c’est ce qui maintient le cosmos en déséquilibre et qui fait que les choses roulent."
Jusqu’au 6 octobre
Au Théâtre du Nouveau Monde
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L’Iliade, c’est Hélène (Tania Kontoyanni), enlevée par Pâris (Alexandre Fortin) et emmenée à Troie, que son époux Ménélas (Patrick Drolet) vient chercher avec l’armée des Grecs menée par Agamemnon (Jean Maheux). C’est aussi 50 000 Grecs débarquant d’un millier de bateaux pour affronter 25 000 Troyens, à la tête desquels se trouve le noble Hector (Stéphane Demers), fils de Priam (Vincent Bilodeau) et d’Hécube (Marie Michaud) et mari d’Andromaque (Jacinthe Laguë). C’est aussi et surtout Achille (François Papineau), un homme tourmenté et imprévisible, le meilleur et le plus valeureux de tous les chefs. Leur histoire, vaste épopée où interviennent les dieux, Marthe Turgeon en est la narratrice. Quand Achille apprend que Patrocle (Stéphane Brulotte), son meilleur ami, a été tué par Hector, sa colère éclate violemment. Sans renier le caractère archétypal du personnage, François Papineau a tenu à donner à son Achille des dimensions humaines. "J’ai voulu en faire un être plus concret, un homme dont les réels désirs de justice et d’équité sont bafoués et qui réagit à ça de façon humaine. Achille, ce n’est pas que des principes, ce sont des principes qui créent des émotions très vives." Dans les entrailles d’Hector, le rival d’Achille, Stéphane Demers voit lui aussi de l’ombre et de la lumière. "C’est un homme déchiré par les multiples responsabilités qui l’assaillent. Il doit sauver sa famille et sa patrie, tout en ayant le sentiment que la partie n’est pas contrôlée par les humains. Cet instinct, il doit le cacher à ses troupes et aux siens." Véritables héros tragiques, les deux hommes ne peuvent d’aucune manière se détourner de la tâche qu’ils sont nés pour accomplir. Ainsi, les destins antagonistes d’Achille et d’Hector sont inextricablement liés. "Ils sont tributaires l’un de l’autre", explique Demers. "La grandeur de l’un dépend de la grandeur de l’autre, ajoute Papineau. À partir du moment où Hector tombe, Achille sait qu’il va tomber lui aussi, tôt ou tard."