Denis Marleau : La Noirceur
Avec Othello, la tragédie la plus intimiste de Shakespeare, Denis Marleau ouvre pour la première fois le placard sacré du grand Will.
Voilà quelques années que Denis Marleau "tournait autour" du répertoire shakespearien, notamment avec sa mise en scène des Reines de Normand Chaurette, une pièce ouvertement inspirée du Richard III de Shakespeare. Attiré par le caractère intimiste d’Othello, une oeuvre que l’on a souvent qualifiée de "pièce domestique", et ayant en tête l’équipe qui pourrait mener à bien ce projet, le codirecteur artistique de la compagnie Ubu a confié la traduction à Chaurette, un partenaire de longue date qui signe ici son 14e Shakespeare.
Quand on pense à Shakespeare, on pense habituellement à ornementation, décors, costumes d’époque, grand déploiement. Mais connaître Marleau, c’est savoir son goût pour l’épuration, le dépouillement. Othello ne fera pas exception sur la longue feuille de route du metteur en scène, qui y a même prolongé sa réflexion. "J’ai l’impression d’être retombé dans l’enfance de l’art avec Shakespeare, confesse-t-il. Je me suis retrouvé à me poser des questions que j’avais cessé de me poser sur une chose aussi simple qu’une entrée ou une sortie au théâtre, sur comment tout cela fonctionne. Je pense que c’est Shakespeare qui nous emmène là, qui nous oblige à mettre en doute ces savoirs accumulés au fil des années de pratique."
La quête s’est amorcée dès les premières moutures du texte: "Je touchais à une des oeuvres les plus colossales du théâtre universel. Quand on aborde un classique, on peut le faire sans se poser de questions, mais pourquoi ne pas le faire? Pourquoi ne pas redéfinir les prémisses du jeu? Parce que Shakespeare, c’est avant tout du jeu, ce plaisir de jouer les méchants, les filous, de créer des situations tendues, de développer des ambiances désagréables, curieuses, où la pensée magique flotte. Je voulais éviter de tomber dans le piège du décoratif, de la dentelle pour la dentelle, de l’historicisme pour l’historicisme. Au fond, c’est l’idée de monter Shakespeare comme un auteur contemporain."
LE POISON DE LA JALOUSIE
Deuxième tragédie écrite par Shakespeare, après Hamlet, Othello est une pièce sur les tourments de la jalousie où le langage est une arme qui agit comme un poison contre l’humanité. Othello (Ruddy Sylaire), robuste général d’armée d’origine africaine, épouse en secret la vertueuse Desdémone (Éliane Préfontaine), fille de Brabantio (Denis Gravereaux), sénateur de Venise. Gonflé d’amour et de gloire après avoir repris l’île de Chypre aux mains des Grecs, Othello perd pied lorsque le brutal Iago (Pierre Lebeau) lui insuffle le venin du doute: Desdémone serait éprise du lieutenant Cassio (Vincent-Guillaume Otis).
Le thème de l’altérité évolue donc au coeur du récit. Othello, dont la peau noire est associée à la laideur, est un barbare à craindre et à ostraciser. "Quand la fissure apparaît à Othello, explique Ruddy Sylaire, il y a une intériorisation de toutes les paroles haineuses proférées à son endroit. Elle conduit à des extrémités improbables, puisque le pouvoir de la parole instille le poison du doute au point de mener à la mort. C’est donc un poison violent." "Il y a un effet de contamination, ajoute Marleau. Tout passe par le langage, par des mots rayonnants qui se promènent, par des obsessions."
Jusqu’au 24 novembre
À l’Usine C
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ATTEINDRE L’ESSENTIEL
Pour Othello, Denis Marleau retrouve de fidèles collaborateurs. Pierre Lebeau en est à sa 15e production avec le codirecteur de la compagnie Ubu: "L’essence même de ma démarche dans ce projet, ce n’est pas Shakespeare, mais mon travail avec Denis. L’auteur aurait été Pierre, Jean, Jacques que j’y serais allé. Shakespeare ne se différencie pas des autres univers théâtraux que l’on a abordés ensemble; c’est toujours cette démarche d’aller à l’essentiel, au coeur même des scènes. Je suis heureux de retravailler avec Denis parce que périodiquement, ça me permet de me resituer, de refaire mes gammes en quelque sorte. C’est très important pour un acteur de revenir à l’essentiel." Christiane Pasquier, qui a joué notamment dans Les Reines et Le Petit Köchel, et qui incarne cette fois Émilia, la femme de Iago, un rôle modeste mais néanmoins déterminant à la fin de la pièce, abonde dans le même sens: "C’est la recherche autour du langage, de l’essentiel avec un "e" majuscule. Ça semble restrictif comme ça, mais c’est comme si on enlevait les parures, les strates, alors ça ouvre. Denis va loin dans ce dénuement: on voit toutes les coutures!"