Têtes Heureuses : Temps de guerre
Nouveau départ pour les Têtes Heureuses. Cinq comédiens pour incarner la souffrance et les ruines du monde. La guerre ne finit jamais.
La guerre a pris, pour l’Occident, en particulier pour l’Amérique du Nord, un aspect quasi légendaire. Elle n’existe guère plus que sur l’heure du souper, lorsque le téléjournal prend quelques minutes pour faire un résumé des atrocités du jour. Puis elle sombre dans l’oubli, aidée en cela par les fictions réparatrices qui meublent nos soirées.
C’est cette guerre que l’on n’aperçoit jamais que de loin, et de surcroît en différé, que la nouvelle production des Têtes Heureuses mettra en scène. Pas au sens où elle présentera des combats. Plutôt parce qu’elle donnera à voir, à vivre, et peut-être à comprendre les dégâts qu’engendrent la haine et les conflits armés. Les ruines ne sont pas que matérielles. Les murs intérieurs, ceux sur lesquels repose la raison, peuvent se lézarder, s’effondrer.
L’être humain est paradoxalement le seul être vivant qui puisse devenir inhumain. C’est ce qui survient parfois en temps de guerre, lorsqu’il se laisse aller à des pulsions inexplicables. "C’est l’un de nos défis", explique Rodrigue Villeneuve, directeur artistique et metteur en scène. "Il faut parvenir à raconter une histoire dont on n’a, en un certain sens, aucune idée. Comment peut-on jouer l’histoire d’une femme qui a été violée par ses propres élèves? Comment peut-on parler de gens qui ont mangé leur chien par nécessité? En même temps, ces gens-là parlent, vivent, souffrent… Et l’inhumanité qu’ils ont fréquentée doit avoir une résonance particulière dans leur quotidien."
Le comédien Jean Proulx, de retour après quatre ans d’absence sur la scène théâtrale régionale, précise après coup: "C’est pas comme les femmes de soldats de Val-Cartier qui restent à la maison mais qui ont la télé, l’épicerie et tout ça. Eux autres, ils sont EN pays de guerre." Et Sara Moisan, qui incarnera la mère de cette cellule familiale foudroyée, renchérit: "Il faut dire que c’est une guerre civile. C’est pas une guerre de champs de bataille où il y a un pays contre l’autre… C’est une guerre d’ethnies, une épuration ethnique. C’est une guerre de tous les jours." Malgré ces atrocités qui défigurent ou qui brûlent l’âme, et en dépit qu’on ne puisse jamais véritablement guérir de la guerre, un semblant de vie se reconstruit, hypothéqué par une mémoire qui ne cicatrise jamais. Parce que le choc post-traumatique est une déflagration assourdissante qui se répercute sans cesse dans la vie des êtres meurtris.
Cette douleur qu’ils doivent emprunter à leurs personnages pour mieux les incarner, les comédiens la vivent avec une rare intensité. "C’est très difficile, avoue Jean Proulx. C’est ce que j’ai joué de plus difficile." Sa collègue opine du chef: "Il y a toujours quelque chose qui sourd, quelque chose de complexe dans leur relation, qui passe entre autres par les silences. Ce sont des choses qu’on n’a jamais vécues, qu’on ne vivra jamais, qui sont au-delà de ce qu’on peut comprendre ou ressentir. Il faut arriver à jouer ça sans tenter de l’expliquer… Ils ne réagissent pas nécessairement selon la logique. Ils ont été blessés, traumatisés."
En plus de Sara Moisan et Jean Proulx, le spectacle de 90 minutes mettra en scène Jonathan Boies, Johanna Lochon et Marie Villeneuve – une formation réduite si on la compare à celle de la dernière production des Têtes Heureuses, Le Capitaine Fracasse. C’était d’ailleurs la volonté de Rodrigue Villeneuve: "C’est fini, on ne montera plus de spectacle de trois heures et demie qu’on n’a jamais enchaîné avant le soir de la première, avec 12 comédiens… C’était une aventure invraisemblable. On monte une pièce simple, contemporaine, avec peu de comédiens, où il y aura une scénographie modeste, moins développée, où l’on se concentrera sur le jeu des acteurs."
Sur la base de ces critères, c’est donc Guerre, de Lars Norén, qui a été choisie. Après avoir été fait prisonnier et soumis à la torture au point d’en perdre la vue, un soldat revient à la maison, content de retrouver le calme du domicile familial. Or, la guerre n’a pas fait de quartier et a laissé sa propre famille en ruine, sa femme et ses deux filles ayant subi les pires exactions pendant son absence. Ils sont vivants. Mais chacun ayant été victime d’une souffrance indicible, l’amour ne pouvait que mourir, le noeud familial, se distendre.
Épousant les traits de son personnage, Sara Moisan explique: "Pour lui (son mari), le bonheur, c’est de tout oublier, et de tout reconstruire. Pour moi, c’est impossible que les choses redeviennent comme avant. On n’est plus les mêmes personnes, on ne pourra jamais l’être à nouveau." Jean Proulx défend à son tour le point de vue de son personnage: "À la guerre, j’ai vécu les pires scénarios. Dans ma tête, à la maison, il ne s’est rien passé. Je ne comprends pas leur attitude parce que, ce qui leur est arrivé, je n’en ai aucune espèce d’idée. Et je ne veux pas le savoir." Une attitude qui n’est pas sans rappeler celle de nombreux Occidentaux fermant les yeux sur la souffrance des peuples qui leur sont étrangers; que ce soit en Bosnie, au Rwanda, ou aujourd’hui au Darfour, la réaction se fait souvent attendre.
Il n’y a pas que la guerre qui a fait des ravages, mais aussi l’éloignement tragique qui a fini par rompre le fil ténu de leur amour. Car la pire des trahisons se déroule sous les yeux aveugles du soldat retraité. Son frère, qu’on lui a fait passer pour mort mais dont il sentira la présence à l’occasion, vit sous son propre toit, lui ayant ravi les faveurs et l’amour de sa femme. Des chemins se sont séparés et la rencontre semble plus que jamais impossible.
Au-delà de l’imparable discours sur la guerre et ses affres, c’est donc aussi une réflexion pertinente (et extrême) sur le retour en arrière qui est en jeu. Si ce qu’on laisse derrière soi peut demeurer presque intact dans la mémoire, revenir sur ses pas prouve à tout coup que la distance n’est pas que physique, qu’elle est aussi temporelle. Qui n’a jamais été déçu de revoir d’anciennes amours, ou de retrouver des amis qu’il avait depuis longtemps perdus de vue? Un propos universel qui fera écho à notre propre vécu, même si la vie nous a gardés de la guerre et de ses atrocités.
Du 1er au 18 novembre
Au Petit Théâtre de l’UQAC
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À voir si vous aimez /
La Hache, de Larry Tremblay,
Quand les cons sont braves, de Martin Petit,
J’ai serré la main du diable, de Roméo Dallaire.