Klervi Thienpont et Denise Guilbault : Révélations mythiques
Scène

Klervi Thienpont et Denise Guilbault : Révélations mythiques

Klervi Thienpont tient le rôle-titre de l’Électre de Yourcenar, mise en scène par Denise Guilbault. Histoire d’"une quête qui se voulait absolue et qui va de désillusion en désillusion".

L’ARCHETYPE ET SON DOUBLE

À la veille d’incarner Électre, Klervi Thienpont se souvient: "Entre le moment où j’ai su que j’avais le rôle et celui où on a commencé les répétitions, j’ai vécu plusieurs mois de terrible angoisse. Quand on s’apprête à interpréter un personnage qui fait partie de la mythologie, c’est comme un monument, ça a l’air bien gros, bien loin. Même quand j’essayais d’apprendre mon texte, je ne savais plus trop par où le prendre. Alors ça m’a fait du bien quand on a commencé à travailler parce que, tout d’un coup, ça devenait concret." N’empêche, Denise Guilbault, elle, n’a jamais douté de son choix, alors que la jeune femme, consciencieuse et disponible, représente tout ce qu’elle aime chez une actrice. "C’est une insoumise, une fougueuse et Électre aussi est une rebelle", ajoute-t-elle.

Ce personnage, elle en a par ailleurs saisi la résonance actuelle à l’occasion d’un repas au restaurant. À la table voisine, une jeune punk racontait à une travailleuse sociale qu’après la mort de son père, sa mère avait fait rentrer un nouveau chum à la maison et que, ne s’entendant pas avec lui, elle avait dû prendre la porte. Une histoire et d’autres images comparables qui ont beaucoup aidé Klervi dans la composition de cette héroïne, projetant depuis des années de venger, avec l’aide de son frère Oreste (Maxime Allen), le meurtre de son père Agamemnon par sa mère Clytemnestre (Linda Laplante) et son amant Égisthe (Denis Roy). "C’est ce qui me nourrissait le plus, cette énergie, cette dimension faisant écho à quelque chose de familier", confie-t-elle.

SOUS L’ASSAUT DU REFOULE

Il faut dire que Marguerite Yourcenar la première n’a pas hésité à s’approprier le mythe. À ce propos, Denise Guilbault remarque que la seconde partie du titre, Électre ou la Chute des masques, n’a rien d’innocent. "La vérité est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, dans le sens où chacun peut avoir un motif, un intérêt caché, précise Klervi. Le parcours n’est pas linéaire, il passe par toutes sortes de vagues et il y a énormément de nuances. À un moment donné, ces motifs sont mis au jour et bien des convictions sont ébranlées par ce qui est dévoilé." "C’est ce qui fait la différence avec la tragédie de Sophocle ou d’Eschyle, où rien n’est remis en question, complète la metteure en scène. Ici, les personnages sont déstabilisés."

Pour ce faire, la metteure en scène y va d’hypothèses audacieuses. "Entre autres, au moment de la vengeance, il n’y a plus l’illusion qu’il s’agit d’un acte de justice pure et dure, illustre-t-elle. Tout à coup, Clytemnestre dit à Électre: "En fait, ce qui te choque tellement, c’est que tu aurais voulu être à ma place, avoir Égisthe comme amant." À l’époque, Électre avait 15 ans et elle restait pour regarder leurs ébats, alors Clytemnestre prétend: "Dans le fond, tu aimais ça, sauf que ce qui te fâchait, c’est que c’était moi qui m’endormais dans les bras d’Égisthe et ça, ça a alimenté ta haine." C’est là qu’on voit que Marguerite Yourcenar était une femme de son époque, où Freud et Jung avaient fait leurs études et où la psychanalyse, le complexe d’OEdipe, tout ça était dans l’air."

ANALYSE DU COMPLEXE

Voilà qui lui plaisait beaucoup. Cela, plus le fait que la pièce combine "le souffle de la tragédie", conférant aux personnages "une grandeur exceptionnelle", à une écriture contemporaine. Et tant pis, ou plutôt tant mieux, si elle présente sa part d’écueils liés à la tradition et à "une qualité de langue vraiment hors du commun". "Ces personnages, on pense qu’on les connaît, mais on a une idée d’eux et il y a un ton qui vient avec ça. Durant les premières lectures, on ne comprenait rien. C’était long, c’était plate parce qu’on jouait le style, l’idée qu’on a d’une tragédie, relate Denise Guilbault. Mais on a réagi très vite, on a décidé de prendre le texte à bras-le-corps et, là, tous les sens se sont mis à se construire."

"Il fallait vraiment assimiler ces mots, amener la pensée au bout de ces grandes répliques qui font parfois 20 lignes et où il y a je ne sais pas combien de virgules, d’énumérations, de deux-points, de et qui sont comme des mais, où telle phrase précède telle autre, mais où la suivante vient éclairer la première… explique Klervi. Il fallait donc se faire un chemin là-dedans et que ça devienne clair pour que les gens puissent embarquer dans cette histoire." "La compréhension du texte a été notre cheval de bataille, résume Denise Guilbault. Élider, contracter pour que ce soit une langue parlée plutôt qu’écrite et s’employer à faire ressortir les enjeux, le caractère des personnages."

INTERPRETATION DE REVE

Quant à l’interprétation, qui s’affirme comme l’élément central de cette production, la metteure en scène a voulu qu’elle possède un certain tonus sans pour autant devenir rigide. "On évolue dans un décor vide, alors personne ne s’accroche à un verre d’alcool ou à une cigarette, poursuit-elle. Ce sont des corps dans l’espace et il n’y a que le langage corporel qui soutient ce qu’on est en train de raconter." Un parti pris qui n’est pas sans réjouir la comédienne: "On ne sent pas qu’on fait de la mise en place, on joue, et ça, c’est formidable!"

Dans cette optique, le travail des concepteurs se compare à celui d’un catalyseur discret, mais essentiel, soutient Denise Guilbault. "Le décor (Louise Campeau) est inspiré à la fois de ruines et d’un lieu urbain désaffecté. Selon les éclairages (Sonoyo Nishikawa), on aura l’impression qu’on est en dessous d’un pont ou dans une grotte. Électre est là en attendant, pour cuisiner sa haine. Elle est désincarnée, détachée de ses besoins fondamentaux; elle n’existe que dans l’idée de se venger. Alors j’aimais bien que le décor soit un lieu et un non-lieu, où rien ne nous indique qu’il y a une vie; c’est sec, gris, hostile, aride, comme elle. Et Maude Audet a bien compris qu’on était sur une ligne très mince entre l’antique et le contemporain; elle a conçu des costumes qui, tout à coup, nous font penser à quelque chose d’actuel et, sous un autre angle, évoquent la tragédie grecque." Idem pour la musique d’Yves Dubois, mariant bruits de vent et guitare électrique.

Tout cela dans l’espoir que le néophyte fasse une belle découverte et sorte en se disant: "Quelle histoire!", ou encore que celui qui connaissait déjà le mythe pense: "Qu’est-ce que Marguerite Yourcenar est intéressante!"

Jusqu’au 1er décembre
Au Grand Théâtre
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