Emmanuel Jouthe : Ecce Homo
Emmanuel Jouthe navigue sur les flots de la masculinité avec Staccato Rivière, un trio d’hommes dans lequel il s’inclut.
Quand l’idée a germé, voilà deux bonnes années, de travailler avec des interprètes masculins, la démarche d’Emmanuel Jouthe avait un caractère sociologique. Avec le temps, le désir de vivre une expérience a primé sur celui d’élaborer un propos sur le thème de la masculinité. "Ça s’est développé en un dialogue entre trois danseurs très différents de corps, de mentalité, d’énergie et d’humour, déclare le chorégraphe. Et cette différence-là était suffisante pour que je puisse tricoter une chorégraphie."
De fait, entre le Québécois d’origine haïtienne qui crée depuis 1995 au sein de la compagnie Carpe Diem, le Japonais Masaharu Imazu que l’on a découvert aux côtés de Louise Lecavalier dans Cobalt Rouge, et l’anglophone David Flewelling que l’on a pu apprécier dans des oeuvres de Roger Sinha et de David Pressault, la différence est flagrante et devient source d’inspiration. "Masa est très félin, agile, rapide, mais je cherche à voir où il est plus vulnérable et délicat, commente Jouthe. David, lui, est très longiligne et semble très posé mentalement, mais j’arrive à le déstabiliser dans le contact physique. Et moi, j’essaye de travailler un état de corporéité, une attitude qui fait que je peux être un lien."
Dépassant les apparences pour explorer les subtilités de chacune des personnalités, le chorégraphe découvre les nuances de la masculinité à mesure qu’elles se révèlent. Outre la complicité particulière qui s’est développée en studio et qui a fait du rire une composante quasi systématique des répétitions, la dynamique yang a transformé son processus habituel de création et son résultat. Notamment parce que la réponse à ses propositions gestuelles lui ressemble plus que celle des interprètes féminines qu’il privilégie habituellement dans la distribution de ses spectacles.
"En travaillant avec des gars, je tente d’écrire la danse plutôt que de proposer des structures d’improvisation. Ça m’est plus facile de reconnaître une énergie masculine percussive. Au niveau des lignes et des courbes, je suis dans un territoire totalement différent parce que le corps masculin n’a pas la même souplesse. J’essaye donc d’apporter de la finesse, de la langueur et une délicatesse dans l’énergie plus que dans la forme."
ÊTRE PLUTOT QUE DEFINIR
À l’opposé de la scénographie très songée d’Æternam, celle de Staccato Rivière demeure très épurée: seules une table et trois têtes de bois occupent l’espace scénique. "Ces têtes représentent le côté cérébral, le lieu du corps où je ne me sens pas nécessairement à l’aise, explique le chorégraphe qui avoue en riant avoir maille à partir avec la confusion. Au début, c’était une cible à laquelle j’allais m’attaquer, mais elles sont aussi faites d’une matière chaude et sensuelle que j’aime. Aujourd’hui, je continue de cheminer avec ces éléments même si j’avoue ne pas trop savoir ce que j’en ai fait."
Plutôt que de se laisser polluer par le verbiage mental, Jouthe a décidé de faire confiance au processus et de le vivre pleinement. D’ailleurs, la cohérence est devenue plus manifeste quand il a intégré physiquement la création. "Pour des raisons artistiques, mais aussi parce que j’étais blessé au genou, j’ai commencé le travail avec Jean-François Déziel. Le jour où je me suis intégré, les choses sont devenues plus faciles parce que je ne chorégraphiais plus seulement avec ma tête: je sentais physiquement ce qui était justifié ou pas."
Au-delà des angoisses existentielles, Jouthe a dû faire face à l’adversité économique: comme plusieurs chorégraphes de sa génération, dont la valeur artistique est pourtant reconnue, il n’a pas eu de subventions. Malgré les efforts d’un fidèle coproducteur, Danse-Cité, et une résidence à La Chapelle, la pièce a été créée en douze semaines étalées sur un an et demi plutôt que sur trois mois. Quelle danse espère-t-on créer dans de telles conditions?
Du 29 novembre au 8 décembre
Au Théâtre La Chapelle