Jean-Guy Legault : La bête humaine
Jean-Guy Legault fait son entrée au Théâtre du Nouveau Monde avec Rhinocéros, un texte de Ionesco qui lui parait d’une criante actualité.
Il y a dans le travail du prolifique metteur en scène Jean-Guy Legault trois grandes articulations. Dans la première, franchement comique, on trouve des incursions chez Goldoni et Gélinas, sans oublier le désopilant Tout Shakespeare pour les nuls. Dans la deuxième, celle de l’épouvante, on peut ranger ses relectures de Poe, Dickens et bientôt Stevenson (Docteur Jekyll et M. Hyde). Dans la troisième, indubitablement politique, on trouve les plus pénétrantes de ses réalisations: Nuit d’Irlande, un monologue sur l’intolérance; Théâtre extrême, un brillant théâtre participatif sur les rouages de la politique; et bientôt Rhinocéros, le Ionesco avec lequel il fait, ces jours-ci, son entrée au Théâtre du Nouveau Monde.
Créée à Paris en 1960, la pièce est emblématique du théâtre de l’absurde. Dans l’épidémie de rhinocérite qu’elle dépeint – les personnages se transforment peu à peu en rhinocéros -, on perçoit généralement une métaphore de la montée du nazisme. Pour Legault, la métaphore est plus riche encore: "Ce que craignait Ionesco, c’est qu’on arrive à contrôler à nouveau la pensée des gens. Une personne convaincue peut convaincre plusieurs autres personnes d’une idéologie qui ne fonctionne pas. La pièce donne à voir les rouages de ce phénomène pour que les spectateurs puissent l’identifier et éviter qu’il se reproduise. Si j’ai voulu la mettre en scène, c’est qu’il y a là un enjeu tout à fait contemporain."
RHINO WORLD
À partir de là, le metteur en scène prend le pari de transposer les aventures de Jean et Béranger, les héros de la pièce, dans une tour à bureau, celle de Rhino World, une multinationale des communications. "Au Québec, aujourd’hui, on a l’impression qu’il n’y a pas d’envahisseur, explique Legault. Mais l’envahisseur est tout simplement plus pernicieux, plus insidieux. Il ne s’affiche pas comme Hitler, il passe par en dessous."
Pour l’artiste, il n’y a pas de doute, ces nouveaux dictateurs, ce sont les grandes entreprises. "Les corporations sont plus fortes que les gens qui y travaillent. Ce sont d’énormes pieuvres aux ramifications infinies. Elles contrôlent les gouvernements. Elles s’imposent sur la scène internationale. Elles sont responsables d’à peu près tout ce qui se passe en ce moment. C’est ça le rhinocéros d’aujourd’hui!"
Pour le metteur en scène, qui a beaucoup lu sur le sujet, l’allégorie du rhinocéros est particulièrement inspirante. "Le rhinocéros n’a pas de vision périphérique. Il ne voit que devant lui. Aussi, dans sa course, l’animal a besoin de trois mètres pour s’arrêter. On peut faire un parallèle avec une grosse compagnie qui souhaite changer de cap, devenir écologique par exemple. Pour compléter son virage, elle a besoin de trois ans. Dans les deux cas, tu as le temps de faire beaucoup de dommages avant d’inverser la vapeur." Soyons clair, il n’est pas question pour Legault de lancer la pierre à qui que ce soit: "Ce n’est pas un reproche, c’est un constat. On s’en va vers ça! Ce qu’il faut, c’est guider les entreprises, les orienter, adopter d’autres comportements, opter pour des alternatives."
Pour incarner Jean et Béranger, les deux indissociables héros de la pièce, le metteur en scène a choisi Marc Béland et Alain Zouvi. Le rôle de Daisy, la jolie secrétaire, sera tenu par Évelyne Rompré. Ceux de Dudard et Botard, les collègues de Béranger, par Diane Lavallée et Annick Bergeron. Celui de Monsieur Papillon, le chef de service, par Luc Bourgeois. Geneviève Bélisle, Éric Cabana, Vincent Côté, Michèle Deslauriers et Benoît Girard complètent la distribution. Ne mesurant pas le réel pouvoir de leur compagnie, ces hommes et ces femmes arrivent à se convaincre que celle-ci fait le bien. "Ils n’ont pas d’autres choix, estime Legault. Sinon, ils seraient forcés d’admettre qu’ils font partie du problème. Qui a envie de dire qu’il a passé 20 ans dans une compagnie qui a massacré 25 pays? Ce n’est pas pour rien que le secret le mieux gardé des multinationales est le taux de suicide des cadres. Dans ces entreprises, les suicides dans la cinquantaine sont courants. Les employés sont remplacés, et ça continue."
Quand on lui demande s’il aurait fait le même spectacle sur la scène du Théâtre Denise-Pelletier, un lieu dédié aux adolescents, mais aussi un espace de liberté où il a ses habitudes, le metteur en scène n’hésite pas un instant: "Assurément! Convaincu! Je ne changerai pas ma façon de faire parce que je suis au TNM. Je ne mettrai pas des grands murs blancs avec deux personnes plantées qui se parlent. Ce n’est pas moi!" C’est exactement ce qu’on voulait entendre.
Jusqu’au 15 décembre
Au Théâtre du Nouveau Monde
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