Paula de Vasconcelos : À contre-courant
Scène

Paula de Vasconcelos : À contre-courant

Paula de Vasconcelos fête les 20 ans de Pigeons International avec Kiss Bill, un nouveau clin d’oeil à Tarantino qui rend hommage au passé de la compagnie et lui ouvre de nouvelles perspectives.

En 1987, un jeune couple d’artistes faisait souffler un vent d’innovation sur la création québécoise avec une pièce de Fassbinder intitulée Du sang sur le cou du chat. Réunissant une fabuleuse récolte de finissants qui allaient devenir de grands noms de la scène, l’oeuvre fleurait bon la sensualité et, surtout, elle intégrait du geste chorégraphié au théâtre. En créant Pigeons International, la metteure en scène-chorégraphe Paula de Vasconcelos et le comédien Paul-Antoine Taillefer ne se doutaient pas qu’ils obtiendraient un succès immédiat et qu’il s’inscrirait dans la durée. Vingt ans plus tard, la poésie de leur signature s’exprime une fois de plus dans une 14e création.

DE FASSBINDER À TARANTINO

"Dès le départ, comme je tenais à ajouter une partition physique aux spectacles, je choisissais des textes fragmentés dans lesquels je pouvais m’insérer sans heurter la construction, des textes qui avaient vraiment besoin de metteur en scène pour venir créer des liens et donner de la chair à une structure presque minimaliste, commente de Vasconcelos. Dans les 10 premières années, ce sont les critères qui ont orienté mes choix. Et puis à partir de 1997, on a décidé de faire de la création. J’avais envie de faire des spectacles qui parlaient de mes préoccupations personnelles mais sans passer par les mots des autres." Ses thèmes de prédilection, l’avenir de l’humanité et de la planète, se déclinent dès lors dans des créations qui s’adressent plus à l’intuition et au subconscient qu’à l’intellect.

1997, c’est aussi un virage marqué vers une plus grande intégration de la danse dans les créations de Pigeons International. Il s’amorce par une commande de la compagnie Montréal Danse qui invite de Vasconcelos à s’affirmer pleinement comme chorégraphe pour la première fois. Intitulée Lettre d’amour à Tarantino, la pièce est une riposte à la violence de l’univers cinématographique de celui qui s’est taillé un nom avec Reservoir Dogs et Pulp Fiction. Dix ans plus tard, Kiss Bill arrive comme une réplique pacifiste au Kill Bill du réalisateur américain: l’héroïne recherche aussi un Bill, non pas pour se venger du mal qu’il lui a fait, mais pour lui pardonner.

"Pour le 20e anniversaire de Pigeons, on voulait créer un spectacle qui fasse écho au passé mais qui, en même temps, tourne la page et regarde vers l’avenir, commente la chorégraphe-metteure en scène. Et puis je me disais qu’après la Trilogie de la Terre (Babylone, 5 heures du matin et Demain), je ne pourrais jamais arrêter de parler de l’état de la planète. Ce n’est pas un dossier qui est clos. Et pour continuer d’en parler en me renouvelant, j’ai pensé que les thèmes du pardon et de la compassion étaient appropriés." Sans encore oser dire que c’est un nouveau cycle qui s’annonce, elle précise que ces thèmes porteront également la prochaine création, même s’ils ne sont pas particulièrement à la mode. "La compassion est sans doute le sentiment humain le moins cultivé, déclare la créatrice. Je n’en vois d’ailleurs nulle part et il est même possible que ça sonne kitsch. Mais je crois que mon rôle d’artiste est de ne pas avoir peur de défendre un point de vue qui est différent des autres, de ramer très fort contre le courant du conformisme et de défendre ma singularité à tout prix."

REBOISER L’ÂME HUMAINE

La structure narrative de Kiss Bill est calquée sur celle de Lettre d’amour à Tarantino. Une jeune femme représentant la pureté et l’innocence, interprétée par la danseuse Natalie Zoey Gauld, pénètre un univers masculin de violence et de dureté qui se transforme à son contact en quelque chose de tendre, rond, féminin. Une mutation à laquelle de Vasconcelos appelle de tout son art. "Cette notion de la rencontre entre l’énergie de la femme et celle de l’homme était là dès la première création, dit-elle, et je crois qu’il y a vraiment un équilibre à trouver au niveau de la planète. Je crois que les forces masculines dominent – et en disant ça, on est conscient qu’elles sont aussi présentes chez la femme -, et si la force de conquête peut être géniale dans certains contextes, elle peut aussi parfois être extrêmement destructrice. Je suis convaincue qu’il faut explorer davantage l’énergie féminine et Kiss Bill n’est surtout pas un spectacle qui oppose les hommes aux femmes en disant que les unes sont sublimes et qu’il n’y a rien à faire avec les autres. C’est pour ça que je voulais un personnage de productrice méchante."

Incarnée par Sylvie Moreau, la productrice conduit d’une main de fer la carrière de Bill, un cinéaste en pleine crise existentielle. Campé par Alexandre Goyette, ce dernier est entouré d’acolytes interprétés par quatre danseurs de différents âges et horizons (Kleber Candido, Darren Bonin, Claude Godin et Edward Toledo) reflétant le multiculturalisme caractéristique des oeuvres de Pigeons International. Quant à Natalie Zoey Gauld, elle pourrait être à la fois le symbole de la Terre que l’on a massacrée et celui de la spiritualité à laquelle l’humain doit accéder pour consentir enfin à la protéger plutôt qu’à la détruire.

"J’aime bien l’idée qu’elle représente la Terre, acquiesce celle qui mène les répétitions de sa nouvelle création en français, en anglais et en portugais. Au fur et à mesure qu’elle intègre l’univers, il se "végétalise". C’est comme si l’herbe poussait sous ses pieds, comme si elle fertilisait le sol. Elle transforme les personnages, les mouvements, l’énergie… On part d’une énergie très explosive, rapide, essoufflante, très exigeante physiquement, et on arrive à quelque chose de beaucoup plus lyrique, féminin, rond. C’est une courbe dramatique inhabituelle avec tout de même quelques envolées à la fin." Autrement dit, une oeuvre qui, comme une main tendue, ne dénonce pas la violence mais parle plutôt d’un grand désir de paix.

Du 30 novembre au 15 décembre
À l’Usine C

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LE GRAND MÉCHANT COUPLE

Les deux seuls rôles confiés à des comédiens dans Kiss Bill sont ceux d’un célèbre cinéaste en crise, Alexandre Goyette, et d’une productrice sans scrupules, Sylvie Moreau. Pour cette dernière, qui a joué dans trois créations de Pigeons International dans les années 90, la joie des retrouvailles se double du plaisir de pratiquer un théâtre qui ne prend pas tout son sens dans le texte. "Un théâtre qui considère que les corps sont importants, qu’ils sont une parole et qu’ils donnent un sens, c’est rare et précieux, affirme-t-elle. J’ai toujours été intéressée par le corps de l’acteur dans l’espace, par la force des images, et j’aime beaucoup l’imagerie de Paula. C’est extrêmement sophistiqué, beau et pur." Alexandre Goyette, lui, en est à sa première collaboration avec la compagnie dont il apprécie depuis longtemps la poésie et la démarche artistique. À 28 ans, il y trouve un contexte idéal pour assouvir son envie de "bouger sur scène" et découvre les joies de la création collective.

Conseillés par l’auteure Evelyne de la Chenelière et supervisés par de Vasconcelos, les comédiens ont eux-mêmes créé les textes de leurs personnages à partir d’improvisations: "un privilège qui fait qu’on devient vraiment expert de son personnage et que quelque chose devient encore plus organique dans le rendu", commente Moreau, qui cherche une pureté dans son comportement physique pour mieux répondre à la présence des danseurs sur scène. "Ça s’exprime beaucoup dans les passages, dans les marches, dans la conscience de son immobilité, poursuit-elle. Tu ne peux pas avoir un corps entièrement quotidien quand des gens dansent de manière lyrique à côté de toi, même si ton texte est naturaliste. C’est comme si ça devenait vulgaire." "Les scènes où je n’ai pas de texte à dire et où il y a juste les danseurs me bouleversent complètement, avoue Goyette. Ça me renverse, ça me rend plus sensible et je dois faire très attention de ne pas oublier mon personnage. Par exemple, il y a un moment où Zoey danse devant moi et où ce serait facile de juste la regarder et de trouver ça beau."