Olivier Kemeid : Retour aux sources
Olivier Kemeid entame une année importante en s’appropriant rien de moins que L’Énéide de Virgile.
Auteur, comédien, metteur en scène et, depuis peu, directeur artistique d’Espace Libre, Olivier Kemeid n’est sorti de l’École nationale de théâtre qu’il y a cinq ans et déjà son parcours impressionne. Cette saison, ce n’est pas une mais bien deux de ses pièces qui seront créées à Montréal. En février prochain, Frédéric Dubois mettra en scène Bacchanale, une partition pour six femmes qui devrait embraser la scène du Théâtre d’Aujourd’hui. Ces jours-ci, Kemeid consacre toutes ses énergies à mettre en scène son adaptation de L’Énéide de Virgile.
Est-il nécessaire de préciser que l’homme est passionné par la littérature antique? Cela dit, le projet auquel il a choisi de donner naissance sous la coupole des Trois Tristes Tigres, une compagnie qu’il a fondée avec Patrick Drolet et Stéphanie Capistran-Lalonde, est de nature bien personnelle. Dans la quête d’Énée, fils du mortel Anchise et de la déesse Aphrodite, fondateur mythique d’un royaume à l’origine de Rome et son empire, le jeune artiste a littéralement projeté sa propre histoire et celle de sa famille. "J’oserais dire que j’ai mal lu L’Énéide. C’est-à-dire que je l’ai lu uniquement par le prisme de ce qui est arrivé à la famille de mon père."
Trois ans après sa première lecture des 12 chants de Virgile, le créateur semble toujours sous le choc. Dans le destin de cet homme qui doit quitter Troie, une ville en flammes, dans l’espoir de trouver une terre pour son jeune fils, Olivier Kemeid perçoit constamment le périple de son grand-père. "Égyptien d’origine libanaise et plus loin d’origine française catholique, il a quitté Le Caire en 1952, à une époque où il y avait des troubles nationalistes: les établissements non musulmans, les signes de pouvoir britannique (cinémas, restaurants, clubs et maisons) étaient mis à sac, incendiés. Quand la situation est devenue intenable, ils sont partis. En bateau, ils ont fait Alexandrie-Marseille, Marseille-Le Havre, Le Havre-Québec. Mon père avait six ans. Il découvrait la neige."
SA PROPRE MYTHOLOGIE
Ce récit, le dramaturge, né au Québec d’une mère québécoise, avoue ne pas se lasser de l’entendre. "J’ai demandé des tas de fois à mon père et à mon grand-père de me raconter tout ça. Chaque fois, ils ajoutent ou changent des éléments. C’est un vrai mythe, il y a une vraie mythologie autour de ce voyage. Moi-même, des fois, je me rends compte que je grossis des affaires. Comme je voudrais le vivre en temps réel et que je n’ai pas tous les éléments, je suis obligé de combler les vides, de fantasmer. Cette histoire, c’est un vrai théâtre ambulant pour moi."
Entre les lignes d’une saga vieille comme le monde, c’est le fil de ses propres origines que le créateur remonte. "J’ai ôté tout le vernis romain. En lisant, je n’ai pas vu des affaires de toges. Partout je voyais mon père, mon grand-père. J’ai été complètement propulsé, projeté dans cette mythologie. C’est là que je me suis rendu compte à quel point tout ça me travaillait de fond depuis très longtemps. À Carthage, je superposais l’arrêt de mon grand-père au Havre. Quand ils arrivent en Italie, je les voyais arriver au Québec. À un moment donné, j’ai même laissé ça de côté. Ça me remuait trop."
Mais le croisement des deux récits hante le créateur, tant et si bien qu’il finit par craquer. "Il fallait que j’écrive. Je ne pouvais travailler sur rien d’autre. C’est mon plus gros projet depuis que je suis sorti de l’École nationale, le seul qui m’ait habité depuis un an." Misant sur la force d’évocation des accessoires, la virtuosité des acteurs et la cohabitation du tragique et du comique, la représentation risque fort d’évoquer Tout ce qui est debout se couchera et Rabelais. En effet, fidèle à ses habitudes, Kemeid a pris l’épopée poétique de Virgile à bras-le-corps. "C’est une transposition complètement moderne et non forcée, explique-t-il. Je ne nomme pas les lieux. Il n’y a pas de dieux. Pour moi, ce sont des hommes ordinaires pris dans une situation extraordinaire."
Bien que le spectacle mettant en vedette Olivier Aubin, Marie-Josée Bastien, Simon Boudreault, Eugénie Gaillard, Geoffrey Gaquère, Johanne Haberlin et Emmanuel Schwartz prenne racine dans l’histoire bien personnelle de son auteur et metteur en scène, il ne faudrait pas croire qu’il est nombriliste. Bien au contraire, il touche à des questions d’envergure planétaire. "Chaque jour, j’ouvre le journal et je vois une Énéide, c’est-à-dire un exilé, un boat people. Une barque qui vient s’échouer sur les îles Canaries. Des Maliens qui traversent le détroit de Gibraltar. L’Énéide est le premier récit d’une immigration politique et non religieuse. Il y a là quelque chose de très moderne. Le 20e siècle est une immense errance des peuples. Et ce n’est pas terminé. Comme l’a dit Abdou Diouf, l’ancien président du Sénégal, on n’arrête pas la mer avec ses bras."
Jusqu’au 19 décembre
À Espace Libre
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