Christiane Pasquier et Normand Chaurette : Péril en la demeure
Scène

Christiane Pasquier et Normand Chaurette : Péril en la demeure

Christiane Pasquier se glisse dans la peau de Martha von Geschwitz, l’héroïne de Ce qui meurt en dernier, la plus récente pièce de Normand Chaurette.

En près de 40 ans de carrière, Christiane Pasquier a pris part à une quarantaine de productions théâtrales. En 1993, elle entrait de manière remarquable dans l’univers de Denis Marleau en incarnant la dame élégante dans le Roberto Zucco de Koltès. Depuis, le directeur artistique de la compagnie Ubu a fait appel à son immense talent dans Lulu de Frank Wedekind, en 1996, et pour deux textes de Normand Chaurette, Le Petit Köchel en 2000 et Les Reines en 2005.

Pour Ce qui meurt en dernier, tout a commencé en 1996, à l’époque où Christiane Pasquier jouait la comtesse dans Lulu. Marleau proposait au TNM sa relecture du classique de Wedekind. Chaurette était dans la salle. "Tous les trois, explique Pasquier, on a eu l’idée de continuer à creuser la douleur de Martha, cette souffrance abyssale que j’avais explorée, devinée en la jouant." Dix ans plus tard, s’inspirant de cette femme fascinante d’étrangeté et d’excentricité, Chaurette compose un ultime huis clos entre Martha et Jack l’Éventreur, un face-à-face qui trouve son sens dans l’attente d’un moment de grâce fatal.

Entre les mains du metteur en scène et de la comédienne: un texte écrit expressément pour eux. "On ne peut imaginer un cadeau plus magnifique, lance Pasquier. Jamais je n’aurais osé rêver d’une chose pareille. Ou peut-être que finalement j’en ai rêvé et que ça a fait son chemin. Chose certaine, c’est vraiment merveilleux!" Le résultat fait indéniablement penser à Henry James, à Oscar Wilde ou à Edgar Allan Poe. "Je ne sais pas pourquoi l’Angleterre victorienne nous attire autant, se demande la comédienne. Londres, le 19e siècle, il y a toujours un mystère, une aura autour de ça. Pourtant, le 19e siècle haïssait la femme à un tel point! Il l’enfermait dans un véritable carcan de vêtements. La femme était classée hystérique ou alors monument maternel. Les hommes avaient peur des femmes parce qu’elles représentaient un iceberg, un désir qui ne pouvait mener qu’à une défaite."

UN PORTRAIT DE FEMME

Selon la comédienne, il n’est pas nécessaire de connaître Wedekind pour apprécier Ce qui meurt en dernier. "Je ne sais pas encore comment Normand a fait pour écrire quelque chose d’aussi vrai. C’est un diable! Il est resté très fidèle au personnage, mais la pièce est un portrait de femme en soi. Une femme folle, passionnée, complètement envoûtée, déchirée. Une femme qui voit le monde à travers un voile. On peut dire de quelqu’un qui est très intelligent qu’il est fou. On affirme ça en voulant dire que c’est quelqu’un qui dépasse, qui déborde. Chose certaine, Martha est de celles qui débordent. On peut avoir de l’empathie pour elle, mais on ne voudrait pas nécessairement la rencontrer."

L’héroïne de Ce qui meurt en dernier s’engouffre corps et âme dans le désir qu’elle ressent pour Lulu, une femme fatale qu’elle suit jusque dans les bas-fonds brumeux de Londres. À la poursuite de cet absolu, Martha se ruine, elle se détruit à tous points de vue. "Je suis persuadée qu’il y a des gens qui vivent ça, lance Pasquier. Moi, en tout cas, je sais que je l’ai déjà vécu. Il y a une période où l’on est tellement aveuglé, englouti par un désir. On perd toute forme de lucidité. À un moment donné, Lulu est tout l’horizon de Martha. En dehors d’elle, point de salut. C’est une véritable aliénation. La cruauté de Lulu, en réalité, c’est celle de Jack l’Éventreur."

C’est en effet dans une fascination pour le meurtrier devenu célèbre que Martha transpose la cruauté de Lulu. Le soir où l’on rencontre cette insaisissable Allemande, la mort l’appelle de toutes ses forces. "Je pense que c’est un paradoxe dans lequel beaucoup de gens vont se reconnaître, estime la comédienne. Bien sûr, personne n’est assez fou pour vouloir, comme Martha, se faire éventrer. Mais les gens vont reconnaître leurs contradictions. On est tous pris entre la vie et la mort. La Geschwitz n’est pas seule à être dans le noir comme ça. Pour certains, c’est le jeu ou la drogue, pour elle, c’est la passion. C’est ça qui l’isole." Pier Paquette incarne Jack et les autres visiteurs de Martha, des êtres réels ou fictionnels, ou peut-être les deux à la fois. "Pier est là de manière plus ou moins concrète, révèle Pasquier. Il se transforme. C’est assez fascinant, ce qu’il fait. On voit sa silhouette. Des fois, il semble très beau et d’autres fois, on imagine qu’il est très laid."

Pour la comédienne, le quasi-monologue de Chaurette est une fable, une fantaisie érotico-sanguinaire. "Ici, le désir et la pulsion de mort, Éros et Thanatos, sont indissociables. La pièce va au fond d’une souffrance qui est venue du désir. C’est une femme pleine de ressources. Elle avait tout. Tout, sauf l’objet de son désir. Le désir, c’est ce qui meurt en dernier." Ou encore, comme l’écrit le dramaturge dans le programme de la soirée, ce qui ne meurt pas.

La comédienne ne le cache pas, jouer Chaurette, c’est un vrai défi. "On s’en pose des questions avec lui. C’est un tordeur de méninges. Avec cette pièce, il questionne la notion de réalité. Il démontre que sous les apparences, il y a toujours quelques autres réalités. La pièce, c’est un jeu de miroirs, une suite de vrais mensonges et de fausses vérités." Il y a aussi la langue, si exigeante. "Le langage de Chaurette est parfois compliqué, avoue Pasquier, mais il est tellement sensuel qu’on désire, littéralement, l’avoir dans la bouche. Toutes les sinuosités, les chemins qu’il fait prendre à la pensée, avec humour, même dans la plus grande tragédie, même quand tout est noir, c’est merveilleux. C’est vraiment ça, la condition humaine!"

Du 15 janvier au 9 février
À l’Espace Go
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BRISER LE SILENCE

Sept ans après Le Petit Köchel, Normand Chaurette, l’une des voix les plus singulières de la dramaturgie québécoise, revient au théâtre. Enfin, diront plusieurs. Qu’est-ce qui explique ce long silence? "Je ne sais pas, lance le dramaturge. Personnellement, je n’ai jamais dit que je n’écrirais plus pour le théâtre. J’ai commencé à écrire à 20 ans. J’ai passé ma vie de jeune adulte à écrire. Et refaire les mêmes choses, ça ne m’intéresse pas. Comme je l’ai toujours dit à mes étudiants, il faut savoir s’arrêter." Mais l’urgence a pris un autre visage et rattrapé l’auteur. "Denis, Christiane et moi, c’est un trio qu’il m’apparaissait important de sauvegarder. Et puis il y a eu l’agonie de mon père. J’étais à l’hôpital, j’écrivais et j’attendais que la vie se retire de son corps. Il y avait là une sérénité qui permettait l’écriture, qui autorisait la création. Pour moi, les signes étaient suffisants." Tout cela a guidé l’auteur sur les sentiers du fantastique, un genre qu’il affectionne tout particulièrement. "C’est la première fois que j’essaie d’appliquer au théâtre les lois du genre fantastique. Il y a donc dans la pièce quelque chose qui échappe à un esprit rationnel. Autrement dit, un travail sur l’imaginaire, un fantasme." Comme la gouvernante dans Le Tour d’écrou de Henry James, l’héroïne de Ce qui meurt en dernier est une femme à l’imagination fertile, une vieille fille qui investit tout ce pouvoir dans la lecture. "Au début, explique Chaurette, elle lit une short story destinée à divertir la populace. Et tout à coup, nourrie de cette histoire, elle se met à être habitée par tout un monde. C’est de là que je suis parti. C’est donc le personnage de Martha qui est le véritable auteur de la pièce. C’est elle qui dit tout ça. Jamais moi. Il ne faut donc pas croire qu’il s’agit de la vérité. C’est sa vérité à elle!"