La Mouette : L’envers du décor
Frédéric Dubois met en scène La Mouette de Tchekhov, avec Maxime Noël-Allen et Marie-Hélène Gendreau dans les rôles de Treplev et Nina. Points de vue.
RECONNAISSANCE DE CAUSE
À la suite de leur résidence sur Tchekhov, Frédéric Dubois et son équipe avaient l’embarras du choix. "En fait, toutes ses pièces sont extrêmement généreuses en contenu et d’actualité, lance le metteur en scène. Mais on a décidé de monter La Mouette parce que ça parle de théâtre. Et je trouvais ça essentiel en ce moment car, à mon sens, on pratique de plus en plus un art de résistance. Depuis deux, trois ans, j’ai l’impression que l’étau se resserre. Moi, j’ai le goût de célébrer l’importance de toutes les paroles, de tous les citoyens, qu’ils soient artistes, soeurs ou actuaires. Et je ne sens pas qu’on s’en va vers là actuellement. Deuxièmement, parce que Treplev est un jeune homme qui, ne trouvant pas sa place, se tue. Si ça, ça ne parle pas de nous, qu’est-ce qui en parle? Aussi, il y a quelque chose de baveux à présenter La Mouette aujourd’hui. On va se faire taxer d’ennui, de longueur, c’est sûr et certain."
Cela, parce qu’"il ne se passe rien", reconnaît-il. Ou enfin, si peu… Treplev, fils d’Arkadina, une grande actrice, présente à quelques proches une pièce de son cru. Celle-ci met en scène Nina, une jeune voisine dont il est épris. Et si la représentation tourne au vinaigre, les personnages, eux, continuent à graviter les uns autour des autres, au gré de leurs amours à sens unique. "Ce qui est très intéressant dans Treplev et que, nous, jeunes adultes, on vit présentement, c’est qu’il se demande: "Quelle place vais-je occuper dans cette vie?" note Maxime Noël-Allen. Il cherche ce qu’il va devenir, mais cette transition ne se fait pas parce qu’il n’a pas de soutien ni de reconnaissance. Comme s’il n’avait pas le droit de prendre sa place." D’ailleurs, il remarque que son lien avec Nina réside, au départ, dans cette volonté de s’élever de son milieu. "Ce qui m’attire dans la pièce, c’est la foi, et mon personnage incarne ça, observe Marie-Hélène Gendreau. Elle rêve de gloire; c’est vraiment ce qui l’anime. Il s’agit d’une bonne fille, qui a un grand instinct, qui veut jouer et qui voit en Treplev l’occasion de commencer à faire ses preuves. Mais elle brûle les étapes, comme toutes ces vedettes instantanées qui, à la base, auraient sûrement quelque chose à dire, mais ne sont pas capables de le forger. Elle perd tous ses repères, sa foi est ébranlée parce qu’elle ne souhaitait que la célébrité. Par là, son histoire demeure d’actualité."
MAÎTRE DE MUSIQUE
Voilà pour les deux jeunes premiers, qui ne constituent toutefois qu’une partie du puzzle formé par l’ensemble des personnages et leurs relations. "Si tu donnes raison à un, le public va juger les autres; il faut éviter ça, soutient Frédéric. Nous, on prend la perspective de Treplev, mais on le fait objectivement. Il faut parvenir à exposer tous les points de vue et à laisser les gens choisir. Le défi, c’est l’équilibre, de réussir à ce que ce soit extrêmement vrai sans être théâtral et extrêmement théâtral sans être faux. Parce que si tu pousses sur la théâtralité, ça ne fonctionne pas; il faut la laisser arriver. Mais un rien fait qu’il n’y a plus de théâtre parce que ça devient une discussion. Comment trouver la vie sans éliminer le théâtre et faire du théâtre pour raconter la vie? C’est terrible… De la dentelle! Si je manque une maille, rien ne va se tenir. Bref, ça ne se contente pas de l’ordinaire alors que, paradoxalement, c’est ordinaire."
Un juste dosage auquel les acteurs doivent par conséquent vouer tout leur art. "Souvent, les paroles qu’on a à dire sont très lourdes de sens, constate Maxime. Si on les joue en plus, le personnage grossit trop. Alors, il faut trouver la vérité de ces mots sans en évacuer le sens, mais sans trop les surjouer non plus. C’est comme si Fred était un peintre; moi, j’essaie juste d’être la bonne couleur. Il s’agit d’un travail de réflexion, d’essais et erreurs. Je trouve ça très dur, mais extraordinaire." Quant à Marie-Hélène, elle souligne la difficulté de s’abandonner à un personnage déjà bien vivant et déterminé, de ne pas pouvoir le construire à sa guise. "Le plus insécurisant, c’est que la théâtralité vient vraiment d’elle-même, résume-t-elle. – Aussi, on s’est donné une contrainte assez serrée, continue Frédéric, c’est-à-dire de respecter le texte. "Elle se passe la main sur le front, elle s’assoit, il siffle…" Tu t’interroges: "Pourquoi, il siffle?" et, en le faisant, tu comprends. On le suit comme une partition de musique. Ça, c’est dur pour les acteurs. Il faut qu’ils trouvent ce rythme qui n’est pas naturel, mais qui fonctionne. Tout est là. C’est épeurant… Tchekhov est vraiment un génie! À cause de lui, on se demande constamment: "Mais qu’est-ce que je vais faire, moi, comme artiste?""
LES COULISSES DE LA VIE
Pour sa part, il s’est inspiré de divers éléments afin d’imaginer un concept de mise en scène aussi fertile que significatif. "On s’est beaucoup posé la question: "La pièce de Treplev est-elle bonne ou mauvaise?" Mais en y réfléchissant, on en est venus à la conclusion qu’on ne doit pas le savoir; le spectateur décidera. Aussi, il y a deux phrases de Tchekhov qui me parlent beaucoup: "Le piano et moi nous sommes les deux objets dans la maison à être muets, nous demandant toujours pourquoi on nous a mis ici alors qu’il n’y a personne pour jouer de nous." Et l’autre: "Dans la vie, tout ce qu’il y a d’horrible se passe en coulisse." Enfin, ce que j’aime au théâtre, c’est le mensonge, ce passage entre le moment où on est nous et celui où on ne l’est plus, toute cette mécanique. Donc, j’ai décidé d’inverser l’affaire, c’est-à-dire que ça se passe en coulisse et que, ce qu’on n’est pas censés voir, on le voit [notamment, Treplev jouant du piano et se suicidant], alors que ce qu’on serait censés voir, on ne le voit plus ou on le voit entre parenthèses à côté. Le fameux "La vie est ailleurs" de Tchekhov, c’est ça; on joue comme si la vie était ailleurs. Voilà ce qui m’intéressait: l’envers des personnages, les coulisses de leur existence", conclut-il, en espérant ultimement que le spectateur en ressorte dans un état de "douce ambiguïté".
Du 22 janvier au 16 février
Au Théâtre de la Bordée