Annick Bergeron : Le jugement dernier
Scène

Annick Bergeron : Le jugement dernier

Annick Bergeron est au coeur de Toutefemme, une pièce du Hongrois Peter Karpati mise en scène par Martine Beaulne.

Créée en 1993 dans la petite salle du Théâtre Katona Jozsef de Budapest, dans une mise en scène de Gabor Zsambeki, Toutefemme est une variation sur le thème d’une fable hollandaise du Moyen Âge. Aujourd’hui traduite en plusieurs langues – elle a notamment été présentée à Londres, en 2002, au Barons Court Theatre -, la pièce de Peter Karpati expose la situation morale et politique de la Hongrie avant, pendant et après le changement de régime. L’oeuvre fait ces jours-ci l’objet d’une première création en français, à l’Espace Go.

L’originalité de cette pièce traduite par Paul Lefebvre et mise en scène par Martine Beaulne – après Top Girls et Blue Heart, deux textes de Caryl Churchill qui sont loin d’être étrangers à celui de Karpati – réside dans les correspondances qu’elle tisse entre les bouleversements sociaux d’une nation qui émerge du communisme pour entrer dans le capitalisme et ceux, intimes, existentiels, d’une femme confrontée à la mort. Cette femme, Emma, c’est la délicieuse Annick Bergeron qui l’incarne. "En fait, précise la comédienne, Karpati nous parle de toute une société à travers un destin personnel. C’est pour ça que la pièce s’intitule Toutefemme. C’est l’histoire de n’importe quelle femme, plongée dans une société qui se démantibule, avec tous les chaos, les trous et les lacunes que ça comporte."

Emma a la quarantaine. Surmenée, échevelée, mère monoparentale, agent immobilier au plus fort d’une crise nationale du logement, continuellement à la course, elle est condamnée à la performance. Jusqu’au jour où la Mort lui apparaît et lui demande de se préparer à présenter son "livre de comptes" à son Créateur. N’importe qui aurait un choc. Mais pour Emma, pas question de ralentir la cadence. Pas le temps de pleurer, de crier, de s’apitoyer. Trop de détails à régler: voir le médecin, récupérer la robe chez le nettoyeur, déboucher la baignoire, assurer l’héritage de sa fille, nettoyer les cadres de portes, récupérer le miroir vénitien chez son ex-mari…

En somme, Emma vit sa mort comme sa vie. "On ne se transforme pas parce qu’on va mourir, estime Bergeron. On reste soi-même. Comme l’écrit Paul Lefebvre dans le programme, Emma traite sa mort comme une dernière brassée de lavage." Ce personnage, la comédienne avoue qu’il est proche d’elle. "Bien sûr. Mais, en même temps, c’est proche de tout le monde en situation de déséquilibre, en situation de péril. Autant on peut la trouver contrôlante, autant il faut admettre qu’elle est attachante. On a juste le goût de lui dire d’arrêter de porter le monde sur ses épaules."

Pour notre plus grand plaisir, la pièce entrelace les registres. Il y a du comique, du tragique, une place de choix est faite à la dérision, mais il y a aussi une foule d’allusions littéraires. D’abord à Tout-homme, une moralité probablement née en Flandres au 15e siècle et qui, selon Paul Lefebvre, "exprime avec une concision effrayante ce que sont la condition humaine et la nature des liens que les humains entretiennent avec leurs semblables". Mais il y a aussi dans Toutefemme de franches allusions au chef-d’oeuvre de Lewis Caroll, Alice au pays des merveilles. "C’est comme si l’annonce de sa mort faisait traverser Emma de l’autre côté du miroir, explique Bergeron. Elle se retrouve dans une réalité qu’elle ne contrôle plus, sur laquelle elle n’a plus de maîtrise." Pour escorter Annick Bergeron sur ce territoire mystérieux, Martine Beaulne a choisi Alex Bisping, Gary Boudreault, Marc-Antoine Larche, Catherine Lavoie, Dominique Leduc, Normand Lévesque, Jean Maheux, Monique Miller et Dominique Pétin.

Du 18 mars au 12 avril
À l’Espace Go
Voir calendrier Théâtre

ooo

C.V.

Peter Karpati est né à Budapest en 1961. Auteur et conseiller dramaturgique, on lui doit à ce jour 13 pièces, certaines primées, deux adaptées au cinéma et la plupart traduites en plusieurs langues. Ses premières oeuvres ont été portées à la scène au début des années 90, soit à la fin de l’ère communiste en Hongrie. Singapour, terminus (1988), La Guerre immortelle (1990), L’Orbe doré (1995) et La Quatrième Porte (2000) sont marquées par un humour mélancolique et un esprit ludique. Comme la plupart des jeunes auteurs hongrois – mentionnons Akos Nemeth, Attila Lorinczy, Istvan Tasnadi et Zoltan Egressy -, Karpati donne des oeuvres individualistes dont la structure psychologique complexe s’enchevêtre au temps et à l’espace pour multiplier la possibilité de réalisations scéniques. Ses héros solitaires suivent leur destin qui les conduit aux confins du rêve et de la réalité. Ses pièces les plus récentes sont des montages et des réécritures à la fois satiriques et poétiques de fragments de contes et de mythes populaires.