Patrice Dubois et Claude Poissant : Personnalités multiples
Patrice Dubois et Claude Poissant, codirecteurs artistiques du Théâtre PÀP, donnent le coup d’envoi aux célébrations des 30 ans de la compagnie en se mesurant à Abraham Lincoln va au théâtre, une pièce vertigineuse de Larry Tremblay.
En 2001, la première collaboration du metteur en scène Claude Poissant et du dramaturge Larry Tremblay avait obtenu l’aval du milieu, du public et de la critique. Défendu avec conviction par Nathalie Malette, Frédéric Desager, Daniel Parent et Nathalie Claude, Le Ventriloque, une oeuvre aussi étrange que fascinante, a marqué l’imaginaire de bien des spectateurs. Ces jours-ci, le tandem reprend du service avec Abraham Lincoln va au théâtre, une pièce sur laquelle Tremblay planche depuis une dizaine d’années.
Tragédie comique faite de coïncidences, de crises identitaires et de personnages mythiques, Abraham Lincoln est encore plus fantaisiste et ambitieuse que Le Ventriloque. Pour le suivre dans cette entreprise aussi enthousiasmante que téméraire, Poissant a choisi Patrice Dubois, son nouveau comparse à la direction artistique, ainsi que Maxim Gaudette, Benoît Gouin, Étienne Cousineau, Guillaume Cyr et Sacha Samar. "Depuis Le Ventriloque, Larry m’a proposé plusieurs textes, avoue Poissant. Même si j’aime tout ce qu’il fait, j’attendais le coup de foudre. C’est avec Abraham Lincoln que ça s’est produit. J’ai trouvé là un univers qui me correspond particulièrement, un gouffre dans lequel j’avais le goût de plonger. C’est différent du Ventriloque, et en même temps il y a une parenté."
Selon Dubois, l’écriture de Tremblay s’apparente en quelque sorte à celle des écrivains français de l’OULIPO. "Je pense à Georges Perec ou à Raymond Queneau, des auteurs pour lesquels j’ai un intérêt depuis longtemps. Abraham Lincoln s’inscrit dans une lignée par rapport à mes préoccupations d’auteur et de metteur en scène, notamment envers l’histoire et l’Amérique. Que je me retrouve impliqué dans ce spectacle, que Claude ait pensé à moi, c’est en quelque sorte récolter ce que j’ai semé."
L’AMERIQUE EN CHANTIER
Le 14 avril 1865, un acteur, John Wilkes Booth, assassine Abraham Lincoln lors d’une représentation de Our American Cousin au Ford’s Theatre de Washington. Quelques décennies plus tard, Marc Killman, un metteur en scène craint et admiré, engage deux acteurs populaires, avatars de Laurel (Gaudette) et Hardy (Dubois), et leur propose de rejouer l’assassinat de Lincoln (Gouin) dans un spectacle sur la schizophrénie de l’Amérique. Dans le fond comme dans la forme, la pièce de Tremblay est sans nul doute l’une des plus édifiantes réflexions sur l’Amérique que le théâtre québécois ait livrée.
"J’ai l’impression que Larry avait le goût de travailler sur trois mythes, explique Poissant. Il se sert de Laurel, Hardy et Abraham Lincoln pour nous raconter son Amérique à lui, pour en faire le procès, mais d’une manière complètement ludique. Seulement, les règles du jeu sont de plus en plus nombreuses et compliquées." En effet, la pièce est comparable aux poupées russes. Chaque vérité en cache une autre, chaque réalité en masque une autre, chaque personnage est susceptible d’être remplacé par un autre à tout moment. "C’est un poisson, cette pièce, explique Dubois en riant. Ça te glisse continuellement entre les mains."
Ce que fait l’auteur, en somme, c’est tendre un miroir à l’Amérique, un miroir fracassé, aveuglant et déroutant qui réfléchit (sur) l’art, le théâtre, l’histoire, la politique, le vrai et le faux. Le ton est humoristique et tragique, grave et trivial, souvent déroutant. Pourtant, tout cela est extrêmement maîtrisé. "C’est brillant, estime Poissant. Très bien construit. Des fois, on pense avoir trouvé une faille, et puis on se rend compte qu’on s’est trompé. Larry a tout calculé. C’est une pièce aussi ludique que logique, pour ne pas dire mathématique."
Selon Dubois, la forme de la pièce reflète les multiples visages de l’Amérique. "Ce sont les questionnements multiples de l’Amérique, mais à travers les points de vue d’un groupe d’hommes qui en fouillent, de manière très personnelle, voire individualiste, les entrailles." Poissant y voit aussi la métaphore d’une Amérique tentaculaire. "La pièce décrit une Amérique qui s’étale tellement qu’elle finit par ne plus exister, par se dissoudre. Elle devient tellement mince, tellement transparente que ce sont les autres nations qui finissent par la dévorer. C’est un peu ce portrait-là que j’essaie de tracer. Je pense qu’un jour, on va finir par se demander: qu’est-ce que c’est, l’Amérique?"
VOIES MULTIPLES
Devant une telle matière, bien des voies sont ouvertes, justifiables. Notamment en ce qui concerne le jeu. Selon Dubois, c’est l’humanité des personnages qui a été privilégiée. "Pour camper les deux acteurs, on a puisé à plusieurs sources. On a, bien sûr, utilisé le clown, c’est le côté Laurel et Hardy des personnages, mais on n’a pas voulu le montrer clairement. C’est une chose qui est en eux, parmi d’autres. L’important, c’était de garder les personnages humains. C’est comme si on ouvrait la porte de la salle de répétition et qu’on découvrait un couple d’amis, deux types on ne peut plus différents. Il y en a un qui s’occupe des chiffres et l’autre qui joue au golf. Il y en a un qui reste dans le 450 et l’autre dans le 514. Ils sont tellement différents qu’on se demande ce qui les unit vraiment, ce qui les incite à rester à tout prix dans cette salle de répétition."
Cette question de l’identité, ou faudrait-il dire cette grande crise identitaire, elle est au coeur de l’oeuvre de Larry Tremblay, l’un des dramaturges les plus singuliers de la province. Partout, il y a des identités fuyantes, des personnages dédoublés, des individus troublés, en dialogue avec eux-mêmes. Pourtant, avec Abraham Lincoln va au théâtre, l’auteur semble repousser les limites de sa réflexion, élargir encore sa vision. "Le fait que les personnages soient des figures mythiques ou qu’ils soient inspirés d’elles, avance Poissant, ça augmente la charge, ça permet un élargissement du propos. La crise identitaire, dans les pièces de Larry, a toujours été très humaniste, mais aussi très québécoise. Cette fois, j’ai l’impression que son Québec se retrouve à l’intérieur d’une mondialisation, qu’il se perd dans les méandres d’un continent qui parle pour lui."
Du 22 avril au 17 mai
À l’Espace GO
LE PÀP A TRENTE ANS
Depuis sa fondation en 1978, le Théâtre PÀP n’a cessé d’affirmer sa volonté de faire émerger de nouvelles paroles d’auteurs qui, autrement, seraient peut-être demeurés sans tribune. Mentionnons Louis-Dominique Lavigne, Michel Marc Bouchard, François Archambault, Serge Boucher, Geneviève Billette, Reynald Robinson et Jonathan Harnois. Au fil des ans, il y a eu des changements d’équipe et des changements de ton (création collective, théâtre jeunes publics, théâtre pour adultes), mais une chose n’a jamais changé au Théâtre PÀP et c’est Claude Poissant, toujours là pour tenir le fort.
"C’est vrai que c’est un peu moi, la ligne de continuité à travers tout ça, avoue le metteur en scène. Mais les gens qui habitent la compagnie, longtemps ou non, l’influencent énormément." Justement, depuis bientôt un an, Poissant partage la codirection du Théâtre PÀP avec Patrice Dubois. Entre les deux créateurs, les discussions semblent particulièrement fertiles. "Jusqu’ici, l’idée était de donner une continuité, affirme la recrue. Dans les prochains mois, je vais mettre de plus en plus la main à la pâte. J’ai maintenant un nouveau tiroir dans la tête, un tiroir PÀP. Je vis dans un nouvel état. Entre Claude et moi, il y a un dialogue au quotidien, à propos de toutes sortes de petites choses. C’est une affaire d’instant présent."
Du 17 au 19 mai, le Théâtre PÀP occupera les deux salles de l’Espace GO pour présenter au public trois pièces en construction. Des collaborateurs de longue date et de nouveaux complices viendront esquisser les premières ébauches de spectacles en devenir. Après Couche avec moi (c’est l’hiver), Conversations sur le pire permet à Fanny Britt, Geoffrey Gaquère et Nicolas Basque de poursuivre leur aventure commune. À travers la rencontre de deux femmes que tout oppose, la pièce pose un regard inquiet sur la peur, le courage, l’amour éperdu et la perte de sens. Avec All We Can Handle, une fable urbaine de l’États-Unien Andrew Dainoff, Vincent-Guillaume Otis s’offre un plongeon dans le New York de l’après-11 septembre. Quant à Grand Mécanisme, il naît dans la continuité d’Everybody’s Welles pour tous. Cette fois, Martin Labrecque et Patrice Dubois questionnent notre instinct d’autodestruction et notre désir d’éternité.
Le 21 mai, on présente, essentiellement pour les mécènes et les amis de la compagnie, un cabaret-anniversaire intitulé Le PÀP a trente ans. Une trentaine d’artistes y revisiteront l’histoire de la compagnie avec folie, éclectisme et peut-être un brin de nostalgie. Des Feluettes à Unity, mil neuf cent dix-huit, de L’Apprentissage des marais à Je voudrais me déposer la tête, de Bain public à Stampede, de Motel Hélène au Ventriloque, le Théâtre PÀP a tracé des chemins de création et d’écriture, des chemins aux étranges destinations qu’il fera chaud au coeur d’emprunter à nouveau.