Christian Lapointe : La tentation de l'absolu
Scène

Christian Lapointe : La tentation de l’absolu

Christian Lapointe, après avoir exploré des textes symbolistes et contemporains réputés difficiles, voire injouables, met en scène son deuxième texte. L’exigence n’en semble pas moindre.

Il a touché à Yeats, Gauvreau, Sarah Kane, Mark Ravenhill; il a osé monter Axël, monument symboliste de Villiers de l’Isle-Adam. Il vient tout juste de présenter, au Périscope, son premier opus: CHS, texte à l’imagerie magnifique, au fort pouvoir incantatoire. Avec Anky ou la fuite/Opéra du désordre, qui sera créé dans sa mise en scène au Carrefour international de théâtre, Christian Lapointe va plus loin encore, de son propre aveu, dans la radicalité de sa démarche. Et présente ce qui, pour lui, apparaît comme un spectacle synthèse du travail accompli jusqu’ici dans sa jeune carrière.

"Anky me permet de faire une synthèse très vaste de tous les éléments qui ont jalonné mon parcours, explique-t-il. Le texte lui-même est composé de trois types d’éléments: il y a un pan qui parle de la rencontre humaine, en général, un autre pan qui est un regard critique sur le monde, et un autre qui, sans l’appeler discours sur l’art, porte là-dessus. Les trois cohabitent et arrivent à créer une espèce de fiction que le spectateur fabrique, ou pas. Je fais des synthèses entre des choses paradoxales et opposées, entre des éléments rencontrés dans les textes et dans le travail de mise en scène. J’ai commencé à 19 ans; je fais maintenant la synthèse pour que je puisse, après, passer à la trentaine…"

Texte à plusieurs voix, construit à la manière d’une partition musicale, Anky échappe à la trame narrative, à la notion de personnages. Pour le metteur en scène, le sens reste ouvert: chaque spectateur doit se faire sa propre histoire. "On a fini par associer le théâtre à l’histoire qu’on raconte. Alors que c’est pas nécessairement narratif, le théâtre. Là, pour moi, la narration est liée au rapport d’immédiateté: le spectateur vient à sa propre rencontre. Et s’il ne parvient pas à se rencontrer lui-même, il passe à côté du show. Chacun construit son fil narratif. Ce qui est particulier, c’est que comme on travaille dans l’ouverture de sens, si tu me demandes c’est qui Anky, tout ce que je dirai, qui sera écrit, réduira l’ouverture de sens. Il s’agit de multiplicité: il est question de trois personnes qui, pour moi, comme spectateur, incarnent les voix d’une entité qui est à la recherche d’Anky. On pourrait dire ça. Anky, c’est très vaste: on pourrait parler longtemps de tout ce que c’est. J’ai des réponses, mais si je les donne, je coupe le sens. D’autres ont d’autres réponses. Moi je dis que mon théâtre commence quand les spectateurs s’en vont. Mais c’est du travail. Au fond, j’essaie de distiller. Tout ce que je fais, c’est d’essayer de nommer le monde dans lequel je vis, au travers de mes yeux, parce que j’en ai pas d’autres pour l’inventer."

Rigoureux dans sa démarche, Christian Lapointe est aussi exigeant pour lui-même, se mettant toujours un peu plus en danger, que pour ses acteurs, par le désir de défaire tout automatisme. Faute de subvention, il se charge, en plus de la mise en scène, du travail de conception. "C’est de l’épure totale. Il y a une grande liberté pour moi là-dedans: je me sens démenotté de tout, comme lavé de tout. Mais je veux être entendu, profondément."

"Dans le fond, en écrivant, je me crée de la matière à faire une écriture scénique. Avec cette matière-là, je me crée un piège. C’est pas pour rien que la compagnie s’appelle le Théâtre Péril. Évidemment, pour chaque spectacle, je monte la coche. Je me suis encore écrit un beau piège; ce piège-là crée un monstre qui en sort. Je le vois apparaître de plus en plus, et on travaille fort avec les acteurs pour raffiner."

Malgré l’exigence qu’il reconnaît volontiers dans ses spectacles et dans ses textes, Christian Lapointe refuse l’étiquette d’hermétisme. Pour lui, il s’agit vraiment de communiquer, ce qui ne signifie pas, pour autant, qu’il n’y ait pas d’effort à faire. "Le théâtre, c’est un acte volontaire de le faire et d’y aller. Ce que je fais n’est pas hermétique parce que c’est offert, ce n’est pas volontaire dans la séduction, ce n’est pas de la confrontation non plus. J’essaie d’avoir des procédés qui obligent le spectateur à lâcher prise de son intellectuel et qu’il devienne juste des sens. Quand il devient juste des sens, le sens du spectacle lui parvient. L’acteur doit s’abandonner pour jouer ça et s’envoler, le spectateur doit s’abandonner aussi."

"La base de ma synthèse vient d’une réflexion d’Edward Bond, un dramaturge anglais, qui a écrit sur le langage. Il dit qu’on est humain parce qu’on a notre langage, et ce langage-là demande à être écouté. Et donc, émettre ne serait-ce que la phrase la plus insignifiante, c’est demander le droit à être, parce que tu demandes à être écouté. Notre langage demande à être écouté, et c’est au théâtre que peut se dissoudre parler et écouter en un même acte. Le théâtre a lieu quand le temps se suspend; moi, j’aspire à ce que ce temps-là dure une heure, et que le théâtre ait lieu tout au long de l’heure. Mais c’est un absolu, parce que le théâtre a lieu à des instants. Et ce rapport-là, d’écoute de l’écoute du public, fait qu’on essaie de dissoudre l’acte de parler et d’écouter en un seul truc, qui s’appelle le théâtre, et c’est ça qui fait que c’est pas hermétique, que c’est pas élitiste, parce qu’on veut être compris."

"Moi, sur la scène, je ne suis que le reflet de la salle. Le théâtre a ce mandat-là de rituel, qui sert à nommer le monde. C’est un acte de communion, un acte sacré, le théâtre. Moi j’invite le public à ça. Il est question d’art. Les gens ont soif de pensée; on n’en peut plus du nivellement par le bas à l’infini. Le sujet d’Anky, c’est aussi la fiction de notre propre réalité. Les êtres humains ne sont même plus des êtres humains, ils sont l’image des êtres humains. Moi, je dis aux acteurs: la scène est maintenant le seul espace où vous pouvez être entiers, où vous n’êtes pas soumis aux règles de l’intelligence sociale. C’est pas facile, parce que tout est fait pour que, même seul à la maison, on ne soit pas entier. Et évidemment, c’est pas parfait le théâtre. C’est une quête d’absolu, on peut y toucher, parfois. Mais on attente à ça, au maximum."

"On a juste un parcours, et juste un état, qui est le nôtre maintenant, conclut-il. Donc il faut en tirer tout ce qu’on peut, pour profiter de ce court laps de temps qui est la vie. Ça aussi c’est une combustion spontanée: nos vies durent le temps d’un instant. C’est quoi, 70 ans? Et le théâtre nous permet de suspendre le temps, et donc de goûter à l’éternité: ça n’a pas de prix."

Du 16 au 19 mai
À la salle Multi du Complexe Méduse
Dans le cadre du Carrefour international de théâtre
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