Wajdi Mouawad : Je est un autre
L’auteur, metteur en scène, mais aussi pour une rare fois interprète Wajdi Mouawad dévoile enfin aux Montréalais son très attendu spectacle solo: Seuls.
En mars 2008, à l’Espace Malraux (scène nationale de Chambéry et de la Savoie), Wajdi Mouawad créait Seuls, un premier solo en plus de 15 ans de carrière (si on excepte Alphonse, en 1994, qui s’adressait aux enfants), une production Au carré de l’hypoténuse qui a bénéficié des bons auspices d’une foule de coproducteurs dont le Théâtre d’Aujourd’hui. Après avoir visité quelques villes françaises – précisons que son passage au Festival d’Avignon, événement dont il sera l’artiste associé en 2009, n’est pas passé inaperçu -, l’auteur, metteur en scène, comédien et directeur artistique du Théâtre français du Centre national des Arts (Ottawa) s’apprête à dévoiler aux Montréalais une oeuvre d’une rare intimité, atypique, un spectacle qui risque bien d’être déterminant dans le parcours d’un créateur déjà exceptionnel.
Mais quelle est donc la bougie d’allumage? Comment, après avoir dirigé des fresques de l’ampleur de Littoral, Incendies, Forêts et bientôt Ciels, le créateur en est-il arrivé à se lancer un défi pareil? "Le désir de faire un spectacle seul remonte à 1999. Je m’imaginais alors sur une scène nue, avec une chaise, et au-dessus de la chaise une corde, très bien fixée, avec au bout, un noeud coulant. J’expliquais au public que j’allais monter sur la chaise, placer la corde autour de mon cou, faire tomber la chaise et tenter de me tenir le plus longtemps possible avec les mains. Ensuite, je demanderais l’intervention d’un spectateur. Le reste de la représentation, je l’improviserais avec la personne qui serait montée sur scène."
Derrière cette envie pour ainsi dire irréalisable, une vision que l’on pourrait qualifier de fantasme théâtral, l’auteur comprend vite que quelque chose de fondamental se cache. "J’ai bien compris ce que cette idée signifiait en terme de danger, de risque. Je sentais bien qu’il y avait un autre sens, que c’était la pointe de l’iceberg, qu’il y avait autre chose derrière cette scène: ne jamais lâcher! C’est ce qu’on attend d’un artiste, c’est l’essence du geste artistique." En effet, cela cristallise l’une des obsessions du créateur d’origine libanaise: faire de l’acte théâtral un moment unique, loin du banal divertissement, un objet qui force le spectateur à réagir, à sortir de sa torpeur quotidienne. Avec Seuls, il semble que ce soit plus vrai que jamais.
La dernière fois que Mouawad est monté sur une scène, c’était en 1998, pour incarner le personnage titre de Willy Protagoras enfermé dans les toilettes. "Je sentais que je commençais à oublier la sensation qu’a un acteur quand il répète et qu’il joue. Petit à petit, à force de faire de la mise en scène, ces sensations sont devenues de plus en plus furtives."
LE RETOUR DU FILS PRODIGUE
C’est la vision d’une oeuvre de Rembrandt, Le retour du fils prodigue, qui a commencé à orienter le travail. Accueilli à Chambéry, Mouawad s’inspire de ce magnifique tableau vu au musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, pour creuser des thèmes qui lui sont chers – l’exil, l’identité, l’enfance, la langue maternelle, l’appartenance à une culture… Il le fait d’une manière plus personnelle que jamais, d’abord sans l’ombre d’un texte, entouré de ses concepteurs mais libéré des acteurs, libéré, comme il le dit "avec beaucoup d’amour et sans aucune amertume" dans le programme, "de leurs névroses, de leurs retards et de leurs besoins d’affection, de leur besoin de séduction".
"J’avais très envie de me retrouver seul dans une salle de répétition. Rapidement, j’ai compris que ce désir était lié à quelque chose de très intime. Il ne pouvait s’agir que de moi. Je ne pouvais pas demander à un acteur de jouer pour moi dans des zones qui sont liées à l’enfance, à la langue arabe et à l’exil. Je ne pouvais pas lui demander de faire semblant de ne pas se souvenir de sa langue maternelle. Pas dans ce spectacle-là! Si je passais par l’intermédiaire d’un autre corps que le mien, je n’allais pas pouvoir toucher à ce que je recherchais. Ce que je recherchais, je ne pouvais le toucher que par les sensations que j’allais éprouver moi-même en posant les gestes de l’acteur. Autrement dit, beaucoup de réponses dans le spectacle viennent du fait que ce soit moi qui fasse les choses."
TROUVER L’ENCHANTEMENT
Cette fois, le créateur élimine les intermédiaires, puise en lui tous les sujets du solo, revient aux plus viscérales de ses révoltes. "Il y a une chose que je n’arrive pas à accepter, et c’est la banalité. Je ne peux pas lâcher là-dessus. Pour moi, ça renvoie à l’idée de l’enchantement, pas du tout dans le sens naïf, pas être béat et content toute la journée, mais bien dans le sens de réussir à quitter le cadre scolaire et domestique de nos vies. Quand on demande à quelqu’un ce qu’il compte faire de la vie, il répond nécessairement ingénieur, professeur, géographe ou historien. Trouver l’enchantement, c’est se situer dans l’ordre du divin, pas dans le sens religieux mais bien dans le sens métaphysique. Cela peut être très douloureux. Aujourd’hui, trouver cet enchantement, ça veut dire tout saccager, tout quitter, partir."
RETROUVER L’AUTRE EN SOI
Harwan, un étudiant montréalais d’une trentaine d’années, sur le point de soutenir sa thèse, se retrouve, à la suite d’une série d’événements profondément banals, enfermé une nuit durant dans une des salles du musée de l’Ermitage. La nuit sera longue. Elle durera plus de deux mille ans et l’entraînera, sans qu’il puisse s’en douter une seconde et presque contre son consentement, au chevet de sa langue maternelle oubliée il y a longtemps sous les couches profondes de tout ce qu’il y a de multiple en lui.
Selon Mouawad, Harwan est doublement seul – ce qui explique, du moins en partie, le pluriel du titre. "Harwan est seul de manière "scolaire" et de manière "enchanté". Je ne dis pas que l’une des deux solitudes vaut mieux que l’autre, mais je crois qu’il est important de choisir entre le mystique et le sauvage, le scolaire et le divin, et d’assumer ce choix." Ainsi, Harwan va retrouver l’enfance, renouer avec l’adolescence, avec une compréhension du monde qui n’appartient qu’aux premières années de la vie et qui aurait été pour ainsi dire perdue en cours de route. Ici, on pense inévitablement à Murdoch, l’adolescent en colère d’Assoiffés, un texte de Mouawad que Benoît Vermeulen, du Théâtre Le Clou, a superbement porté à la scène l’an dernier. On reverra d’ailleurs le spectacle, au coeur d’une grande tournée, sur la scène du Théâtre d’Aujourd’hui en décembre prochain.
Wajdi Mouawad avoue que la création de Seuls avait essentiellement pour but de renouer avec lui-même, de trouver des réponses à certaines de ses interrogations les plus profondes en matière d’identité. "Ce que je peux dire, c’est que je ne suis plus tout à fait le même qu’avant d’avoir fait ce spectacle. Il y a une transformation, une attitude différente, un souci qui n’était pas là avant. Je ne peux plus revenir à ce que je faisais avant, à ce que j’écrivais avant. Ce solo m’aide à en finir avec le théâtre, à passer à autre chose. Je ne veux pas trop en dire, mais, concrètement, je fais tous les soirs dans ce spectacle ce que je vais avoir envie de faire plus tard. C’est un sentiment étrange, ça fait bouger beaucoup de choses." Il n’y a probablement que la scène pour permettre comme ça de goûter à une passion encore refoulée, d’être, dans un espace et un temps donnés, celui qu’on aimerait devenir.
LA QUETE ET L’ODYSSEE
Quand on découvre Harwan, le personnage qui est au coeur de Seuls, le jeune homme est sur le point de soutenir une thèse qui a pour sujet: le cadre comme espace identitaire dans les solos de Robert Lepage. Évidemment, cela traduit l’amour que ressent Mouawad pour Lepage, l’homme aussi bien que la démarche. "J’ai beaucoup vu les solos de Robert. Il m’est même déjà passé par la tête de faire un spectacle pour raconter sa vie. Il a toujours témoigné beaucoup d’amitié pour ce que je fais, il m’a toujours encouragé. C’est quelqu’un de formidable, il est drôle, et curieux à une puissance hallucinante."
Mais, plus encore, Mouawad, sans jamais chercher à établir de comparaison, voit des parentés entre son oeuvre et celle de Lepage. "Je reconnais quelque chose chez lui. Tous ses solos racontent l’histoire d’un Québécois qui va quitter le Québec pour découvrir le monde. Dans mes histoires, c’est exactement la même chose, mais à l’inverse: quelqu’un qui n’est pas né au Québec et qui va quitter le Québec pour, grosso modo, retrouver le monde." Dans un cas, précise Mouawad, il s’agit d’une quête, dans l’autre, d’une odyssée. "La quête, c’est sortir de chez soi pour découvrir le monde, aller chercher quelque chose qu’on a pas. Alors que l’odyssée, c’est essayer de rentrer chez soi, de retrouver la maison. Autrement dit, c’est comme si on était, Robert et moi, face à face, comme si on se croisait, engagés sur une même route, mais en sens inverse."