Wajdi Mouawad : Correspondances
Scène

Wajdi Mouawad : Correspondances

Clefs en main, Wajdi Mouawad entre dans la capitale fédérale par la grande porte avec des cartons d’invitation à l’action, au voyage, à la prise de parole. Entretien.

En poste depuis septembre 2007, Wajdi Mouawad révélait en avril dernier sa première saison en tant que directeur artistique du Théâtre français du Centre national des Arts. Seize productions donnaient le ton de ce qu’allait être l’ère Mouawad pour la cité ottavienne et ses environs. Engagé, le directeur artistique s’inscrit déjà dans la parole active, la mouvance et dans une foi infinie envers l’artiste. À la veille de l’abordage, nous avons joint celui qui conduit l’imposant navire.

DECLARATION DE GUERRE

Le matin de cet entretien téléphonique, une lettre signée de la main du directeur artistique paraissait dans le quotidien Le Devoir. Adressant sa missive à monsieur le premier ministre Harper, il joignait sa parole à des centaines d’autres pour s’opposer farouchement aux coupures de subventions fédérales dans le domaine de la culture. Comme toujours, l’homme de théâtre sait choisir ses mots et ancre sa parole dans les fondements mêmes de sa toute première saison au sein du CNA. D’abord avec ce spectacle d’ouverture, Manifeste!, orchestré par Gary Boudreault, dont l’objectif est de provoquer un questionnement sur l’acte de manifester aujourd’hui, en revisitant les manifestes d’hier, puis en invitant des auteurs à en écrire d’autres, confirmant par la bande que le théâtre "est encore un lieu d’être ensemble." Puis avec cette phrase polysémique qui coiffe la saison, Nous sommes en guerre, lancée en guise d’invitation à "être actifs et non passifs", que Mouawad reprend ici à l’égard du gouvernement conservateur: "Vous venez de déclarer la guerre aux artistes."

L’auteur, acteur, metteur en scène et directeur de théâtre libano-québécois reprend le fil de son raisonnement: "Cette phrase que j’ai formulée n’est pas une vue de l’esprit, mais une invitation à ce que nous agissions par rapport à nos insatisfactions. J’observe chez moi et chez l’autre combien la tentation de laisser tomber est grande et envahissante. Et il suffit d’une chose, ici les coupures de programmes de subventions, pour que ces insatisfactions se cristallisent et deviennent un mouvement actif. Il suffit parfois qu’un événement mette nos insatisfactions dans le même sens pour que les choses bougent."

Tel qu’en témoigne cette lettre, Wajdi Mouawad a une foi immense envers le pouvoir d’action de l’artiste. "Il ne faut jamais sous-estimer les intellectuels, sous-estimer les artistes; sous-estimer leur capacité à vous nuire", écrit-il. "Je crois l’artiste capable de parole, de pensée, de geste. Ma confiance en les capacités du geste artistique est infinie. Le pouvoir politique peut changer le monde parce que c’est lui qui fait les lois, qui les votent. Le pouvoir infini de l’artiste est de faire voir. De montrer, non pas comment les choses sont, mais telles qu’on ne les voit plus. En les éclairant d’une manière différente", décrète-t-il, ajoutant que le défi réside dans la capacité à ne pas s’essouffler, à rester vigilant.

Pour celui qui a signé sa lettre "fonctionnaire pour l’État canadien", l’art et la politique sont absolument indissociables: "Les deux agissent profondément sur le sens collectif de manière extrêmement puissante, mais diamétralement opposée. Les deux échouent presque parce que l’un n’est pas capable d’agir de la manière dont l’autre agit. Ils s’envient, s’admirent, se respectent, se détestent. Ils s’entre-influencent l’un l’autre, d’où un certain effet de miroir."

UN HOMME DANS LA CITE

Si l’homme de théâtre de renommée mondiale a repris ses activités ces derniers mois, présentant notamment sa pièce Seuls à Avignon, puis à Montréal, il n’en reste pas moins que son esprit vogue toujours non loin d’Ottawa. "Je réfléchis toujours au sens de ce théâtre: comment est-ce que j’organiserai les choses? Quelle langue inviter? Quel artiste? De quoi le public d’Ottawa a besoin?, etc. Il est important pour moi de ne pas rompre avec le passé, de ne pas couper de fils importants, et en même temps, je veux amener le Théâtre français dans des zones où il n’a pas été."

À ce titre, Wajdi Mouawad voit d’un oeil symbolique le fait de penser un théâtre dans la capitale du pays. "Je me suis donné comme mandat de ne pas ignorer ce fait. Que je suis en face du parlement, que je suis juste à côté du monument aux morts, que je dirige un lieu de parole. Pendant que les parlementaires sont au parlement, il y a des acteurs qui sont dans le théâtre et tous parlent en même temps. Pour moi, c’est une idée extrêmement puissante et cela me pousse à me questionner sur le sens que ça a aujourd’hui au Canada et pour les Canadiens. C’est là où je me dis qu’il y a beaucoup de boulot à faire parce que je ne sens pas une conscience collective des paroles artistiques qui sont exprimées dans ce lieu. Ainsi, en commençant la saison par Manifeste!, je pose des questions sur un plan strictement politique", relate le directeur qui compte bien ouvrir chacune de ses saisons avec un spectacle de cette nature.

Il évoque aussi son projet de mettre en scène d’ici 2012 les sept tragédies de Sophocle comme s’inscrivant dans cette démarche: "Qu’est-ce que c’est que de faire Sophocle dans une capitale? Quand on sait précisément que la naissance du théâtre et de la philosophie a coïncidé avec la naissance de la démocratie et que nous sommes totalement héritiers de ce siècle-là", relate le directeur artistique.

MISE A NU ET SOLITUDE

Au milieu de ses pérégrinations autour du globe – il a un pied-à-terre à Toulouse, il est l’artiste associé de l’Espace Malraux de Chambéry, trois de ses spectacles sont en tournée, etc. -, Wajdi Mouawad arrête son spectacle solo Seuls à Ottawa dès octobre. "Ça a une signification profonde pour moi de jouer dans mon théâtre. Là, non seulement je serai l’auteur, le metteur en scène et l’acteur, mais aussi le directeur du théâtre, donc je ne peux pas être plus à nu que ça devant le spectateur. Jamais je ne pourrai le rencontrer plus que ça."

La question brûle les lèvres alors que l’entretien tire à sa fin: on a lu et entendu que c’en était fini pour lui le théâtre après 2012? "C’est clair pour moi qu’après le CNA, c’est fini. Je sens un appel très important pour aller vers la solitude, pour créer seul. Étrangement, Seuls ressemble vraiment au dernier virage qui m’amène dans la dernière ligne droite de mon rapport au théâtre."

Cette dernière étendue florissante comprend bien entendu le spectacle Ciels, quatrième volet de sa tétralogie complétée par Littoral, Incendies et Forêts – et qu’il veut reprendre éventuellement dans son intégralité. Puis, il y a ces sept tragédies de Sophocle regroupées sous trois grands thèmes qu’il compte créer avec la même équipe. Un deuil? "Sûrement, oui. Ça va être bizarre tout à coup de ne pas être occupé par des tournées, des reprises, des mises en place pour de nouvelles répétitions, de ne pas engager d’acteurs. Mais c’est nécessaire. J’ai vraiment envie de me concentrer sur l’écriture." D’ici là, on en a beaucoup à se mettre sous la dent, avec toutes les productions qu’il saura attirer ici, mais également avec ses créations, en commençant cette saison par Seuls puis Le Soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face, une épopée qu’il a écrite sur la Thèbes antique et portée à la scène par Dominique Pitoiset. Sa pièce Incendies sera par ailleurs adaptée au cinéma par Denis Villeneuve (Maelström) en 2009.

Et le périple se poursuit…

Suivez la parole de Wajdi Mouawad sur son blogue: www.nac-cna.ca/tf.