Marie Chouinard : L'art d'être au monde
Scène

Marie Chouinard : L’art d’être au monde

Dans Orphée et Eurydice, Marie Chouinard s’inspire d’un mythe grec pour livrer une oeuvre viscérale et esthétique sur l’acte de création. Rencontre avec une artiste insoumise et jouisseuse invétérée.

Pour certains, qui connaissent mal la chorégraphe, le nom de Marie Chouinard reste associé à celle qui défraya la chronique au début des années 80 avec une Petite Danse sans nom où elle faisait pipi sur scène. Une décennie plus tard, elle créait sa compagnie et incarnait un faune à la sensualité débordante qui déclenchait des sons en temps réel. À l’heure de fêter ses 30 ans de création, elle affiche un parcours sans faute avec une cinquantaine de chorégraphies à son palmarès: des oeuvres intenses et singulières où les interprètes sont toujours plus grands que nature, souvent transformés en créatures d’un autre temps ou d’un autre monde, et où la danse fait vibrer à coup sûr une corde sensible, mélodique ou dissonante, dans les affects du public.

Pour Orphée et Eurydice, la quête de base était de trouver comment faire émerger le son en sollicitant un effort organique de l’ensemble du corps, le cri et le chant faisant partie intégrante de la gestuelle de Chouinard. "Le son, c’est simplement le souffle qui devient plus présent, plus matériel, qui prend corps, explique-t-elle Ça parle de ça, la pièce, de ce geste-là, de sortir le son. C’est vraiment tout le corps qui capte ce qui est là." Bien sûr, avec cet engagement total de la colonne vertébrale qui caractérise également le style de la chorégraphe.

Ce son que les 10 danseurs de la compagnie déroulent le long d’un fil imaginaire qu’ils tirent de leur bouche, ce geste récurrent tout au long de la pièce est une métaphore du verbe qu’Orphée, musicien et poète de la mythologie grecque, arrache à ses profondeurs. L’idée d’en exploiter l’histoire s’est imposée comme une évidence en cours de création.

ORPHEE REVU ET CORRIGE

Aux nombreuses versions du mythe d’Orphée et Eurydice s’en ajoute une nouvelle. Celle qu’un interprète raconte au début de la pièce dit qu’Eurydice mourut le soir même de ses noces, piquée par un serpent. Descendu aux enfers pour en ramener sa douce, Orphée se sert de sa poésie enchanteresse pour séduire le Cerbère qui en garde la porte et amadouer le dieu Hadès et sa femme Perséphone. Autorisé à entraîner son épouse à sa suite jusqu’à l’air libre à la condition de ne jamais se retourner, Orphée faillit à sa promesse et la perd pour toujours. Son voeu de ne plus jamais aimer de femme lui vaut alors d’être démembré par les Bacchantes et jeté à la mer. Sa tête échouera sur l’île de Lesbos où les poètes lesbiennes lui érigeront un temple.

"Pour moi, c’est un mythe sur la création, lance la chorégraphe. Parce que toutes les barrières qu’Orphée doit franchir dans sa descente aux enfers, ce sont toutes les contraintes, les impossibilités et les tabous auxquels l’artiste doit faire face. Il est aussi le premier humain à affronter le Cerbère et Hadès, il défie les lois pour atteindre son but. L’artiste est celui qui casse les habitudes, qui innove. Et enfin, c’est la figure emblématique de la création à la vie, à la mort: même mort, il continue de chanter son amour."

En fait, le mythe n’est qu’un prétexte pour explorer ce mouvement fondamental qui va du dedans au dehors. Après sa présentation littérale et verbale, le mythe est donc décliné sous diverses formes et expériences où masculin et féminin se confondent et où Orphée et Eurydice se multiplient. Étrangeté, excès, sensualité et humour sont au programme.

Une expérience à laquelle nous nous laisserons aller, guidés par la musique du compositeur Louis Dufort et par les magnifiques danseurs de la compagnie.