Caterina Sagna : En chute libre
Caterina Sagna revient à Montréal avec Basso Ostinato, un trio masculin de danse-théâtre drôle et corrosif qui prend la danse comme prétexte pour parler de la dégradation.
Fin de soirée. Deux hommes terminent un repas déjà bien arrosé avec un digestif. Derrière eux, une télévision diffuse des images de ballet. La conversation tourne autour des aléas de leur vie de danseurs. Bientôt rejoints par un troisième larron, ils vont se trouver pris dans la spirale d’un éternel recommencement; une même scène qui, à mesure qu’elle se répète, se déforme et les transforme.
"Mon objectif de départ était lié à une idée de construction, explique Caterina Sagna. "Basso ostinato" est un terme musical qui désigne une variation sur un thème qui se répète tout au long d’une pièce, et nous avons travaillé sur la même structure. Ce qui m’intéressait, c’était une espèce de descente, une progression où, à travers la répétition, tout se décompose: le discours, le sens des mots, les gestes, la vie, tout…" Dans cette chute inexorable, certains critiques ont lu une chronique de la mort annoncée de la danse contemporaine en Italie, pays natal que la chorégraphe a quitté pour la France, se déclarant résolument "Berlusconi free".
"On parle de la danse mais on peut élargir le propos à la société, au monde, à notre existence personnelle… Tous ces niveaux de lecture dépendent du regard, du vécu et de l’expérience de chaque spectateur, commente Sagna. Comme le spectacle n’est pas narratif, on ne sait pas ce que ces trois hommes n’arrivent pas à digérer. À la fin, on a même l’impression qu’ils sont eux-mêmes à l’intérieur d’un estomac, que la scène les a manipulés, changés et digérés. C’est aussi ça, le processus de création: ingérer des choses, les détruire et les amalgamer pour les utiliser."
Les protagonistes de cette oeuvre de rumination sont Alessandro Bernardeschi, Antonio Montanile et Mauro Paccagnella, trois vieux complices établis en Belgique et qu’on avait déjà appréciés en 2006 dans Relation publique, créée en 2002. Ils ont été choisis pour leur talent et l’amitié qui les lie, rendant l’intimité encore plus prégnante sur scène. Et s’il n’y a pas de femme avec eux, c’est que la chorégraphe souhaitait éviter toute ambiguïté possible dans la lecture des tensions entre les personnages: elles ne sont pas le fait de relations de couple.
La parole se dégrade au fil du spectacle et la danse se transforme. Simple et précise, elle reste une reproduction naturelle et organique des mouvements inconscients effectués lors d’une conversation. À ceux et celles qui lui disent que la pièce manque de danse, Sagna répond: "Il n’y a pas un seul mouvement qui échappe à la volonté et au contrôle des danseurs, même si tout est naturel. Donc, pour moi, c’est vraiment plein de danse. Mais une danse qui n’est pas une exhibition de quelque chose, une danse organique qui a une raison de se développer. La danse est mon grand amour; je la vois partout, même dans deux personnes attablées qui discutent, et j’ai envie de partager ça!"
Avec cette pièce créée en 2006 avec la complicité du dramaturge et fidèle collaborateur Roberto Fratini Serafide, Caterina Sagna réintègre une qualité de présence sur scène développée dans les dix premières années de sa carrière de chorégraphe et elle reconstruit le quatrième mur qu’elle avait abattu pour ses six dernières créations. Il n’y a donc pas de harangue directe au public dans Basso Ostinato, où l’on retrouve malgré tout l’humour décapant propre à la chorégraphe.
"Pour moi, c’est une pièce très importante parce qu’elle amalgame plusieurs aspects de mon travail que j’ai poussés séparément dans mes autres pièces, analyse-t-elle. J’ai l’impression que tout prend une forme juste et que, en même temps, c’est une pièce très claire, très sobre et, il me semble, mûre." Une raison de plus d’aller assister à cette soûlerie programmée, pour voir si nous en sortirons avec les idées claires ou le foie engorgé.
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