Caribou : Régions sauvages
Dans Caribou, les Turcs gobeurs d’opium mettent en scène un conflit entre clans se jouant sur les ondes d’une télé communautaire régionale. Une tragédie coup de poing qui réunit deux générations de comédiennes représentées par Jacinthe C. Tremblay et Marianne Roy.
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts pour les Turcs gobeurs d’opium depuis kETchup, leur quatrième production présentée à l’automne 2007. C’est d’une tangible reconnaissance – de ses pairs et des instances gouvernementales – que cette compagnie de théâtre sherbrookoise a pu bénéficier au cours de la dernière année. "C’est le fun parce qu’on travaille fort", explique le metteur en scène André Gélineau, véritable pilier des Turcs gobeurs d’opium. "L’énergie qu’on met là-dedans n’est pas perdue. Ce qu’on a établi est aujourd’hui reconnu et apprécié. Là, on peut vraiment parler de théâtre professionnel."
Pourtant, c’est dès leur toute première production que les Turcs ont frappé fort. Une de leurs marques de commerce est cette "audace physique" dont les comédiens doivent faire preuve; ils prêtent leur corps au théâtre, comme d’autres le donnent à la science. Par exemple, Alexandre Leclerc, un autre membre influent des Turcs, a dû se raser de la tête aux pieds en 2004. Cette année, c’est le comédien Simon Vincent qui, pour les bienfaits de son rôle, a engraissé de près de 20 livres. "André nous le demande avec candeur, sans insister. On n’est pas obligés de le faire, mais ça fait partie du trip", concède Jacinthe C. Tremblay, la "recrue vedette" de Caribou, un texte d’André Gélineau qui conclut un triptyque de création amorcé avec Bazooka en 2006.
(DÉ)GÉNÉRATIONS
Alors que les Turcs gobeurs d’opium sont considérés comme les porte-étendard de la relève théâtrale sherbrookoise, Jacinthe C. Tremblay fait plutôt office de vétérane. Cette comédienne professionnelle de la région a participé à de nombreuses productions au sein du Double Signe et du Petit Théâtre de Sherbrooke. C’est aussi elle qui a mis sur pied le programme collégial de théâtre du Séminaire de Sherbrooke, dont plusieurs membres des Turcs sont issus. "Pour nous, c’est un honneur de travailler avec Jacinthe, insiste André Gélineau. Elle est l’une des responsables de cette culture de théâtre émergent à Sherbrooke. Au Séminaire, nos professeurs constituaient la crème théâtrale d’ici: Pascale Tremblay, Mario Trépanier, Patrick Quintal… On a été chanceux!"
Pour Jacinthe C. Tremblay, le bonheur est partagé. "Ce sont mes anciens élèves, mais un lien d’amitié s’est établi au fil du temps. Voir cette compagnie qui nous suit permet de garder espoir. Sans relève, c’est tout le milieu théâtral d’ici qui s’écroulerait. Pour la région, c’est une nécessité que les Turcs soient là."
C’est donc avec un plaisir redoutable qu’elle joue dans Caribou le personnage d’Antoinette, une braconnière ivrogne qui vit avec son neveu dans une cabane au fond de la forêt de Sainte-Johanne-des-Calvettes. "Sa vie est finie. Elle philosophe beaucoup. C’est la plus intelligente du groupe. Personne ne peut la comprendre."
À l’opposé des braconniers, il y a le groupe de chasseurs dont fait partie Sandraline, une vedette de la télé communautaire du village qui, malgré sa force de caractère, reste profondément naïve et fragile. C’est Marianne Roy, une comédienne qui s’impose en région (Je ne pensais pas que ce serait sucré, Traces et souvenances), qui l’incarne sur scène. "Elle se laisse embarquer dans cette histoire par manque d’éducation. Je ne suis pas sûre qu’elle va s’en remettre… Elle va finir sur les pilules!" s’exclame-t-elle avant de rigoler un peu.
LA GUERRE DES CLANS
Dans Caribou, on assiste à une guerre sans merci que se livrent les braconniers et les chasseurs. Ces derniers veulent venger la mort de trois jeunes du village – qui forment un troisième groupe identifié comme les "têtes empaillées" – que leurs rivaux auraient tués. "C’est une histoire en deux temps, explique André Gélineau. On suit le deuxième; le premier est implicite. C’est un travail sur les viscères de notre passé."
Avec cette création, l’auteur continue de marteler certains thèmes qui lui sont chers, tels l’isolement – "Sainte-Johanne-des-Calvettes est un microcosme qui pourrit par en dessous" -, le territoire ainsi que le passage à l’âge adulte. La pièce aborde également la pauvreté, qu’elle soit financière ou intellectuelle.
Selon André Gélineau, Caribou est la plus aboutie des oeuvres des Turcs gobeurs d’opium. Marianne Roy acquiesce: "Chaque production nous a apporté quelque chose, mais cette fois, rien n’est laissé au hasard. De plus, on ressent l’évolution dans l’écriture."
Jacinthe C. Tremblay renchérit: "Dans les trois créations d’André, on retrouve des univers extraordinaires. C’est unique. Il a une belle plume qui s’est raffinée avec le temps et qui a sa raison d’être." Elle évoque même Michel Tremblay pour l’utilisation de la langue et la richesse des personnages de l’auteur. La comparaison dérange le principal intéressé. De façon ratoureuse, il change de sujet et annonce que le travail sur la production de 2009 est déjà entamé: "Ça va s’appeler Piranha. Ce sera une pièce sur la bonté… mais avec une "vision Turcs"", précise-t-il avec un sourire espiègle.
À voir si vous aimez /
Bazooka et kETchup d’André Gélineau, les personnages et l’écriture en joual de Michel Tremblay