Marcel Sabourin : Revenir de loin
Scène

Marcel Sabourin : Revenir de loin

Au Théâtre du Nouveau Monde, Yves Desgagnés met en scène Le Retour, de Harold Pinter, dans une nouvelle traduction de René Gingras. Rencontre avec Marcel Sabourin, qui revient au théâtre dans le rôle d’un ignoble père de famille.

Le comédien Marcel Sabourin n’a pas joué au théâtre depuis 2005, alors qu’il défendait Un certain Stanislavski, un texte écrit avec son fils, Gabriel Sabourin. Il est de ces grands acteurs qui se font plus rares, choisissant leurs projets avec minutie. "Mais je n’ai pas hésité longtemps quand Yves Desgagnés m’a fait cette proposition, explique-t-il. À part Père Ubu, que j’ai joué ici, au TNM, en 1974, c’est le plus terrible des rôles qu’on m’ait offert dans ma carrière. Je n’ai jamais joué un personnage aussi ignoble, un tel salaud."

Ce personnage de Max, père de famille en constante confrontation avec ses fils, Sabourin le décrit comme de la viande avariée. "Ce n’est pas le diable en personne, quand même, sauf qu’il est dépravé. Au fond, c’est un être préhistorique, primitif. Il est dans son élément naturel dans la merde, il a ce côté animal dans lequel il se sent bien." Dans le dialogue, il y a donc cette recherche constante de la confrontation, "une sorte de relation amour-haine", affirme Sabourin, mais dans laquelle on ne distingue que très peu d’amour.

"C’est une agressivité grinçante, ils sont durs. Mais, malgré tout, tout le monde reste dans cette maison avec ce déchet de père. Ils ont besoin du noyau familial." Certes, il y a peut-être là une forme d’amour, mais les mots frappent comme des balles de fusil. Justement, le comédien parle de l’importance du rythme, de saisir le ton pinterien, en plus de l’humour typiquement londonien qu’il faut s’approprier pour que ça circule bien jusqu’au public québécois.

UN MONDE D’HOMMES

Désormais un classique de la dramaturgie britannique, Le Retour présente un univers viril dans lequel la figure féminine, la mère, n’est plus qu’un souvenir. Aux yeux de Max (Sabourin), son frère Sam (Benoît Girard) et ses fils Lenny (Patrice Robitaille) et Joey (Hubert Proulx), toutes les femmes sont des putes, des objets que l’on manipule à son gré. Et puis arrive Teddy (Jean-François Pichette), le fils prodigue exilé, professeur de philosophie aux États-Unis, qui débarque en pleine nuit sans prévenir, avec sa femme, l’élégante et intelligente Ruth (Noémie Godin-Vigneau). Un retour qui réveille des pulsions et modifie à jamais le visage de cette famille. Chez Pinter, le réel est toujours ainsi transformé par un élément perturbateur, duquel surgit une part d’irrationnel. Le texte, en apparence réaliste, devient soudainement énigmatique, les personnages insaisissables, l’atmosphère étrange.

"Et il faut cultiver cette étrangeté, explique Sabourin. Si j’en disais trop sur ma vision des personnages, j’aurais l’impression de ternir le mystère. Dans le jeu, il faut travailler cette dimension énigmatique. Je pense que j’y arrive en gardant en tête le côté éphémère du théâtre, en jouant quelque chose d’instantané, de non durable, dans une sorte d’immédiateté, en travaillant à partir de soi. J’ai vraiment voulu donner quelque chose de personnel à ce personnage, je l’ai cherché à l’intérieur de moi."

Puis Sabourin parle du travail de Desgagnés dans les mêmes termes, souligne la nécessité de créer des ouvertures dans la mise en scène, de ne pas couler dans le bronze l’univers réaliste installé au début de la pièce. Ici, Pinter critique, comme dans l’ensemble de son oeuvre, les dérives de l’Amérique. Dans le retour de Teddy et Ruth, on peut très certainement voir un envahissement des valeurs américaines, fondées sur le capitalisme et le rêve matérialiste.

"Là-dessus, osera Sabourin, je ne suis pas vraiment d’accord avec Pinter. Sa vision du monde est monolithique, comme si l’Angleterre et l’Europe n’avaient eu aucun rôle à jouer dans la montée du capitalisme. Mais c’est un auteur brillant, il a brassé le théâtre contemporain, et j’adore qu’il remue ces idées-là. La pièce donne envie d’en discuter ensuite, et ça, c’est merveilleux."

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HAROLD PINTER

Peu joué au Québec, hormis une mise en scène des Infidèles par Olivier Reichenbach au TNM en 1981, une production du Retour par le Groupe de la Veillée en 1992 et un doublé des pièces La Collection et Ashes to Ashes orchestré en 2003 par Frédéric Blanchette, Pinter a pourtant inspiré de nombreux metteurs en scène européens. Prix Nobel de littérature en 2005, il est associé au célèbre Royal Court Theatre de Londres depuis ses tout débuts, mais a obtenu la reconnaissance internationale quand ses pièces ont été jouées en France. "J’ai d’ailleurs vu l’une des mises en scène de Claude Régy, La Collection et L’Amant, raconte Sabourin. Ça m’avait vivement interpellé." Régy, metteur en scène à l’affût des nouvelles dramaturgies et stimulé depuis toujours par les textes qui remettent en question le réalisme, ne pouvait en effet trouver matière plus fertile.

Au TNM, Le Retour nous arrive dans une nouvelle traduction de René Gingras. Sabourin en parle avec fierté. "C’était essentiel, je crois, de ramener ce texte-là plus près de la langue québécoise, et je ne crois pas que j’aurais accepté de jouer dans la pièce sinon. Les traductions françaises, bien qu’excellentes, me semblent présenter une langue un peu figée, c’est peut-être pour ça que Pinter n’est pas souvent monté chez nous. Le texte anglais ne donne pas lieu à ça, c’est tout sauf une langue assise, il fallait éviter le normatif sans saveur, sans bien sûr québéciser à outrance. Je pense que Gingras a voulu créer une langue vivante qui respecte le ton londonien tout en se rapprochant de l’Amérique."