Seuls : En chemin
Wajdi Mouawad fait paraître Seuls, un livre qui embrasse l’ensemble du processus créatif d’un spectacle exceptionnel.
D’entrée de jeu, Wajdi Mouawad annonce la couleur: "Ce livre doit être vu comme une tentative de mener le lecteur à travers le chemin, parfois réel, parfois imaginaire, de ma manière d’établir un lien avec un spectacle sur lequel je m’apprête à travailler." Puis, un peu plus loin, il énonce encore plus clairement la teneur de ce que l’on s’apprête à lire: "…c’est la manière de rêver un spectacle, la manière de parler de "lui", la manière de discuter avec lui, d’apprendre à le connaître et de tenter par la suite de témoigner de lui dont je voudrais parler ici." Et c’est exactement dans les méandres de cette passionnante gestation que l’ouvrage qui paraît ces jours-ci, c’est-à-dire un an et sept mois après la création de Seuls à l’Espace Malraux, scène nationale de Chambéry et de la Savoie, nous donne le privilège d’entrer.
"Ma vie est à moi!" Cette simple phrase résume à elle seule tout le parcours émotif et intellectuel qui sous-tend la plus récente réalisation de Mouawad, un spectacle qui marque un tournant, un solo introspectif où l’artiste s’engage plus avant, beaucoup plus avant, dans une longue et courageuse démarche de réappropriation de soi. Dans ce cas-ci, plus que jamais, la scène est un champ de bataille. Ce que le livre nous apprend, c’est que tout a commencé par Le Retour du fils prodigue. Lors d’une visite au musée de l’Ermitage, devant le tableau de Rembrandt, une prise de conscience se produit, un véritable ébranlement. Si bien que le choc incite Mouawad à s’inventer un double, Harwan, et à l’entraîner vers le père, vers la culture du père, vers sa langue, mais aussi vers le dépassement du père, vers son meurtre symbolique. Victime d’un AVC, Harwan se retrouve prisonnier en lui-même, forcé de faire face à sa part d’ombre. Dans cet enfermement éminemment théâtral, le personnage renoue avec un état primitif, un état tragique, fondamental et grandiose où la peinture devient son seul et unique moyen d’expression.
Dans ce livre, sous-titré "Chemin, texte et peintures", on accède à toutes les étapes de la conception. Il y a les tableaux qui inspirent, la musique, les solos de Robert Lepage, les sons et la calligraphie de la langue arabe, mais aussi les graphiques, les esquisses et les équations d’algèbre qui tentent de cristalliser le réel. Sous nos yeux, des couleurs, des formes, des flèches et des cadres, "les pièces d’un puzzle éparpillé dont l’assemblage constituerait une image qui reste un mystère".
Dans les dernières pages, on trouve la partition comme telle, le texte de la pièce, aboutissement de la démarche qui vient de nous être si habilement dévoilée. En lisant ces pages, qu’on a eu la bonne idée de truffer des photographies éloquentes de Charlotte Farcet et Irène Afker, nous sommes dotés de clés qui ne nous étaient pas accessibles au moment de la représentation, on accède encore plus profondément au sens de l’oeuvre, on remarque la manière dont les idées se sont incarnées, dont les références visuelles et intellectuelles se sont déposées, on goûte pleinement les nombreuses résonances d’un spectacle déterminant.
Seuls
de Wajdi Mouawad
Éd. Leméac / Actes Sud-Papiers, 2008, 192 p.