Tableau d'une exécution : L'art comme parole
Scène

Tableau d’une exécution : L’art comme parole

Gill Champagne dirige Marie Gignac dans Tableau d’une exécution, pièce du Britannique Howard Barker qui se penche sur les rapports entre l’art et le pouvoir.

À Venise, au 16e siècle, l’État commande à la peintre Anna Galactia un tableau sur le triomphe des chrétiens aux dépens des Ottomans lors de la meurtrière bataille de Lépante. Plutôt que de peindre une oeuvre à la gloire des armées de la Sainte Ligue, l’artiste choisit de montrer l’horrible carnage résultant de cette bataille navale: au terme de quatre heures de combat, plus de 30 000 morts, blessés et cadavres flottant sur une mer rougie par le sang. Outrés, les représentants du pouvoir la somment de rectifier le tableau.

Créée en 1986, la pièce de Barker, auteur prolifique et audacieux peu joué au Québec, s’inspire de faits réels: le personnage d’Anna Galactia ressemble étrangement à Artemisia Gentileschi, peintre de l’époque; la bataille de Lépante a véritablement eu lieu, le 7 octobre 1571; plusieurs tableaux ont été réalisés à la suite de la bataille, dont l’un, signé Andrea Vicentino, montre la violence du massacre. Voilà pour l’Histoire.

Selon Gill Champagne et Marie Gignac, ces événements fournissent à Barker l’occasion de traiter des rapports entre art et politique, entre artistes et détenteurs du pouvoir. "Le fait historique, explique le metteur en scène, est un prétexte pour parler de cette confrontation qui existe encore de nos jours. La censure confirme le fait que l’art peut dénoncer; l’art est un pouvoir, qui peut être très fort." "Ça pourrait se passer aujourd’hui, poursuit Marie Gignac. On pourrait très bien imaginer un État contemporain commander un ouvrage, et que l’artiste prenne position par son oeuvre. On peut penser aussi à l’actuel projet de loi sur le cinéma, disant que les oeuvres qui ne respecteront pas les valeurs morales ne seront pas subventionnées: c’est la même affaire."

Anna Galactia porte cette parole dérangeante. Son interprète la décrit: "C’est une artiste fougueuse, passionnée, excessive; c’est une amoureuse de la vie, de l’amour, mais aussi de son art. Elle est tout le temps dans l’appétit de regarder, dans l’appétit de la vérité. C’est ça son moteur: mettre la vérité de cette bataille-là au jour. Elle se retrouve la seule femme au milieu d’hommes de pouvoir; une femme artiste, donc considérée, à cette époque-là, comme une traînée. Il y a probablement eu quelques femmes peintres à cette époque, mais elles ont toutes été oubliées par l’Histoire. C’était pas une job de femme d’être artiste; et bien sûr, l’indépendance d’esprit que ça suppose n’est pas toujours bien vue. C’est pas facile d’être une femme artiste, même aujourd’hui. La plupart de celles que je connais ont sacrifié la maternité ou la vie de couple. Si t’es une créatrice, ça prend beaucoup de place dans ton coeur, dans ta tête; il en reste peut-être moins pour s’occuper des autres. Je pense aussi qu’il y a une place qu’on n’ose pas prendre; c’est une question de pouvoir. C’est pas pour rien que Galactia a maille à partir avec l’autorité. C’est pas long qu’on l’éteint, qu’on la traite d’hystérique; on la voit presque comme une sorcière. Mais elle a une très grande force, et elle se bat."

"C’est de ça qu’ils ont peur: de ce qu’elle dit dans son tableau, ajoute Gill Champagne. C’est très dérangeant. C’est comme sainte Jeanne, ou Camille Claudel, qu’on a enfermée. Je suis assez attiré par ce genre de personnages: Marie Tudor, Jeanne d’Arc… Même les trois femmes dans Le Langue-à-langue des chiens de roche. Cette force m’a donné envie de monter la pièce. Mais aussi, puisque je viens des arts visuels, le fait que ça parle de la situation d’une femme peintre. Il y a mariage direct entre peinture et théâtre dans ce texte; j’aurais voulu écrire cette pièce-là, tellement ça me parle."

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LE CORPS COMME METAPHORE

Gill Champagne explore pour la première fois, dans cette mise en scène, le mouvement et la danse, collaborant avec la chorégraphe Karine Ledoyen et sept danseurs. "La danse donne une force à la pièce, expose-t-il. Puisqu’on parle de peinture, de dessin, on est un peu dans le subconscient de cette artiste qui va peindre la bataille et dénoncer les horreurs de la guerre. On voit naître le tableau dans la tête de l’artiste, mais on ne voit jamais le résultat final. Les danseurs sont comme les croquis, les coups de crayon, de pinceau de cette femme; ce sont eux qui l’alimentent tout le temps. Les danseurs ne sont pas des personnages, mais des images, des émotions, des évocations du fameux tableau. L’acteur a la parole, le danseur a son corps."