Per Olov Enquist : Questions existentielles
Grâce à L’Heure du lynx, le Groupe de la Veillée renoue ces jours-ci avec l’oeuvre du prolifique écrivain suédois Per Olov Enquist. Nous avons joint l’auteur pour discuter psychologie et mysticisme.
Le Suédois Per Olov Enquist est de ces auteurs impudiques qui trouvent dans leurs malaises et leurs angoisses une intense matière dramatique et romanesque. Il y a six ans, Téo Spychalski et le Groupe de la Veillée le faisaient découvrir aux Montréalais en programmant sa toute première pièce, La Nuit des tribades, une fiction basée sur un épisode de la vie de l’écrivain August Strindberg.
Et voilà que la compagnie et le metteur en scène récidivent avec L’Heure du lynx, un huis clos psychologique qui met en scène Marthe Turgeon, Gaétan Nadeau et deux jeunes acteurs, Isabelle Tincler et François Arnaud. La première a cofondé le Théâtre L’Instant (dont on a apprécié la production des Combustibles, la pièce d’Amélie Nothomb, au Prospero en septembre dernier), le second est un récent diplômé du Conservatoire d’art dramatique de Montréal dont on dit déjà le plus grand bien.
Avec L’Heure du lynx, on a affaire à des personnages denses et profonds, qui seront peu à peu confrontés à d’importants questionnements existentiels. Il y a d’abord un jeune homme de plus ou moins 20 ans (Arnaud), incarcéré dans une institution psychiatrique et soumis à une thérapie expérimentale après avoir tué, sans raison apparente, un couple d’un certain âge dans l’ancienne maison de son grand-père. "Grave perturbation psychique", dit la femme pasteur (Turgeon) qui raconte les événements au début de la pièce. Appelée en renfort par la jeune psychiatre en charge de la thérapie (Tincler), une universitaire avec qui elle est vraisemblablement liée par des événements mystérieux, la religieuse sera profondément bouleversée par ses échanges avec le jeune homme.
Voilà pour la fable. Sauf qu’il faudrait aussi mentionner la présence du chat, Wally. Au centre de la thérapie expérimentale, il y a cette idée que la présence d’un animal peut révéler le côté humain des individus. "C’est ce que vit le jeune homme, il jubile à l’expérience du partage avec un animal, car le chat ne vous fait jamais sentir coupable de rien, comme s’il vous aimait d’un amour inconditionnel", explique Enquist au bout du fil. Mais croire cela, c’est oublier l’heure du lynx, la 25e heure, celle où les humains sont indomptables et déraisonnables.
"On pourrait dire que l’histoire est racontée du point de vue de la femme pasteur, ajoute Enquist. J’ai fait ce choix parce qu’elle est la seule à ressortir profondément transformée de l’expérience. Cette pièce parle beaucoup de l’impossibilité d’identifier la foi ou de la décrire en termes conventionnels. Comprendre l’indicible, parler de la foi, la reconnaître tout en saisissant qu’elle n’est pas quantifiable ni codifiable, c’est l’expérience que vit le personnage de la femme pasteur, une expérience qui va modifier à jamais sa perception de Dieu."
Cette réflexion sur la foi a hanté Enquist pendant des mois, une période particulièrement tourmentée de sa vie. "J’ai vécu à Paris pendant trois ans, à la fin des années quatre-vingt. Je détestais cette ville, je m’emmerdais, j’ai été longtemps incapable d’écrire pendant cette période et je buvais seul dans mon appartement. Je me suis senti prisonnier, je me surprenais à toujours rêver à la petite maison verte dans laquelle je suis né. C’était comme une obsession, j’ai cherché une manière de comprendre ça, ou de l’exprimer. Et puis j’avais un gros chat roux qui était toujours là à me regarder avec des yeux tristes, il devenait en quelque sorte le centre de mon existence."
C’est là que l’auteur a finalement réussi à prendre la plume. Dès lors, toutes ces obsessions se sont mises à signifier quelque chose, ont pris la forme d’un interrogatoire psychiatrique, une joute verbale où se confrontent science et religion, psychologie et pulsions. Une oeuvre était née!
C.V.
Écrivain, journaliste et intellectuel né en 1934, Per Olov Enquist a écrit une trentaine de romans, pièces et scénarios. L’oeuvre, dont plusieurs titres sont publiés en français chez Actes Sud, a fait de l’homme l’un des plus influents auteurs nordiques contemporains. Parce que plusieurs de ses premiers ouvrages combinent les formes du rapport juridique ou du reportage avec l’écriture romanesque, Enquist est souvent associé au courant de la littérature documentaire suédoise. Dans L’Extradition des Baltes, notamment, il s’intéresse à l’un des épisodes les plus douloureux de l’histoire moderne de son pays. Mais l’auteur a aussi revisité la vie de grands personnages. Dans Blanche et Marie, par exemple, il met en parallèle le destin de Marie Curie et celui de son assistante Blanche Wittmann. Quant au théâtre d’Enquist, mentionnons Pour Phèdre, Les Serpents de pluie et, bien entendu, L’Heure du lynx, il explore le plus souvent les mystères de la psyché humaine ou les méandres de la passion.