Pierre Lefebvre et la pièce Lortie : Tragédie nationale
Avec Lortie, son deuxième texte destiné au théâtre, Pierre Lefebvre, rédacteur en chef de la revue Liberté, ose se pencher sur les résonnances d’une tragédie bien plus significative qu’il n’y paraît.
Le 8 mai 1984, le caporal de l’armée canadienne Denis Lortie, vêtu de son uniforme et armé d’une mitraillette, pénètre dans le Parlement de l’Assemblée nationale du Québec. Son but: éliminer le gouvernement péquiste de René Lévesque. Heureusement, ce matin-là, le Salon bleu est vide. Au terme de cette journée, trois employés seront tout de même tombés sous les balles et une dizaine d’autres auront été blessés. "Ce qui me fascine dans cet événement, explique Pierre Lefebvre, c’est qu’il s’agit d’un échec, un ratage. Si Lortie avait réussi son coup, cela aurait été une tragédie sans nom, mais du point de vue du sens, cela aurait été moins intéressant."
En fait, ce qui a mis l’intellectuel sur la piste de Lortie, c’est un ouvrage de Pierre Legendre, psychanalyste et historien du droit, publié chez Fayard en 1989: Le crime du caporal Lortie: traité sur le Père. "Legendre a la riche intuition que cette affaire en est une de parricide. En effet, le projet de Lortie n’est pas politique, ce n’est pas le FLQ, c’est une affaire généalogique. Il veut tuer son père. En lisant le livre de Legendre, j’ai réalisé qu’il y avait vraiment matière à pièce de théâtre." L’événement, tragique, est effectivement un prétexte en or pour se pencher sur nos rapports troubles et changeants avec l’État et la paternité. Rappelons que le tireur fou avait laissé tomber cette fameuse phrase, qui dit presque tout sur son geste: "Mon père avait le visage du gouvernement du Québec."
Le rapport au père, c’est le noeud, l’aspect qui tire l’anecdote vers la fable, le mythe. Bien plus que l’acte d’un fou esseulé, l’affaire Lortie devient, sous la plume de Pierre Lefebvre, un procès fait à la figure du père et au Québec tout entier, une sorte de généalogie infernale qui nous ramène là où nous voulons si peu aller, dans endroit peuplé de fantômes, ceux des enfants que nous avons si mal aimés.
LE PROCÈS DU PÈRE
"La folie, c’est culturel, rappelle Lefebvre. La forme qu’elle va prendre chez Lortie est donc éminemment québécoise. Son délire, mais aussi son échec, sont très représentatifs du Québec. Parmi les thèmes récurrents dans notre imaginaire, il y a l’échec et l’absence du père. En ce sens, Lortie incarne toute une mythologie, il est une mise en scène de ça, dans le réel. Quand il débarque à l’Assemblée nationale, le père est absent! Pour moi, c’est Don Juan qui débarque avec ses explosifs pour faire dynamiter la statue du Commandeur et qui réalise que la statue a disparu. C’est le type qui débarque au château de Barbe-Bleue et qui réalise que l’ogre n’est pas là. Toute sa quête s’en trouve invalidée. Au fond, ce que ça dit, c’est qu’avec la mort de Dieu, sa disparition, on ne sait plus contre qui se révolter."
Ainsi, cet individu, que plusieurs ont préféré banaliser, voire ridiculiser, remet sérieusement en cause les fondements de l’identité québécoise. "Alors qu’il avait clairement traversé un épisode psychotique, explique Lefebvre, Lortie a tenu à assumer ses actes. Il a admis qu’il n’était pas lucide, mais il a aussi dit que cette absence de lucidité faisait partie de lui. C’est plutôt inusité comme posture. C’est "Je est un autre". C’est assumer la part de l’autre en soi. C’est extrêmement courageux."
Lortie est assis sur le trône du président, la mitraillette sur la cuisse. Vous souvenez-vous? Puis, René Jalbert, sergent d’armes, responsable de la sécurité, vétéran de la Deuxième Guerre mondiale, fait son entrée. S’ensuit un long dialogue entre les deux militaires, le jeune et l’ancien, un échange syncopé, hoquetant entre la prose délirante d’un homme en pleine psychose et la parole lisse et prosaïque d’un vieux loup qui attend que son interlocuteur recouvre ses sens.
"La rencontre entre Jalbert et Lortie n’est pas inventable, estime Lefebvre. Ici, la réalité dépasse carrément la fiction. Il faut voir avec quel pragmatisme Jalbert, qui est une figure paternelle de plus dans cette histoire, aborde Lortie. C’est incroyable! On aurait voulu imaginer un meilleur interlocuteur qu’on n’aurait pas été capable. Le rôle qu’il tient, c’est un rôle maïeutique. Il va peu à peu amener Lortie à réaliser que son projet, éliminer le père, est insensé." Vous avez dit théâtral?
SUR SCÈNE
Passionné de philosophie et de psychanalyse, Pierre Lefebvre a déjà collaboré avec le Nouveau Théâtre Expérimental. Lors de la saison 2004-2005, on avait présenté, en lecture publique, Loups, un texte écrit à partir du cas de l’homme aux loups, une étude avec laquelle Freud marque d’une pierre blanche l’histoire de la psychanalyse. Pas surprenant, donc, que ce soit par la lorgnette de la psychanalyse que Lefebvre ait choisi d’approcher l’affaire Lortie. Puis, de la psychanalyse à la tragédie, il n’y a qu’un pas. "Pour moi, que Lortie ait fini par se livrer, qu’il ait décidé d’assumer sa folie devant la justice, c’est pour ça que c’est tragique, au sens classique du terme. Il a vu la lumière. Lortie qui accepte de se livrer, c’est OEdipe qui se crève les yeux après avoir compris ce qu’il a fait."
Le spectacle doit nous entraîner dans un univers à la fois réaliste et éclaté. Les procédés narratifs et les langages scéniques seront multiples. On parle d’un théâtre d’ombres, de clairs-obscurs, d’images puissantes, d’espaces distordus. La recherche sonore est au premier plan, avec l’utilisation d’un choeur de femmes – Eugénie Gaillard, Pascale Montreuil et Catherine Vidal -, une sorte de musique où les mots viennent ponctuer l’action. Il n’y a que deux protagonistes, Lortie, incarné par Alexis Martin, et René Jalbert, par Henri Chassé, et un choeur, au sens grec du terme, qui commente l’action. "Tout ce que Lortie n’arrive pas à énoncer, conclut Lefebvre, le choeur vient le dire pour lui."