Hervé Bouchard : Un auteur mort
Scène

Hervé Bouchard : Un auteur mort

Il ne fallait pas attendre la mort d’Hervé Bouchard avant de déployer son univers sur une scène. Le Théâtre CRI l’a compris et présente Parents et amis sont invités à y assister.

Dans Parents et amis sont invités à y assister, Hervé Bouchard met en jeu un clan de coincés, une famille de mal pris qui en découd avec la mort du père. Malgré tous ses défauts – buveur, borné et colérique -, le paternel était le seul à savoir distendre les frontières trop exiguës de la cellule familiale. Dans sa bouche, l’univers de ses proches pouvait exister autrement.

La disparition du père jette donc dans la commotion de son absence les survivants endeuillés: la mère Manchée, manchote et engoncée dans une robe de bois, et les six frères numérotés, dont le dernier n’aura jamais connu son géniteur. Dans le décor brun de la famille Beaumont apparaîtront les tantes maternelles, enjouées et dansantes – sans doute un peu trop fluffy pour ceux qui ne mangent depuis toujours que du pain dur.

DESTINE AU THEATRE

Le texte de près de 240 pages publié aux éditions Le Quartanier est littéralement tendu vers le théâtre. Conçu à la manière de la dramaturgie contemporaine, il comprend des indications scéniques improbables, des personnages sans nom et interchangeables, ainsi que des répliques qui flirtent avec les limites de la diction et de la représentation. Hervé Bouchard s’en amuse volontiers: "Ce texte-là a une forme théâtrale, mais dès que tu l’acceptes et que tu rentres dans les répliques, tu te rends compte que c’est impossible, que ce n’est pas au théâtre que ça se peut…" C’était donc un défi tout indiqué pour le Théâtre CRI, reconnu pour sa recherche en interprétation.

Depuis plus de deux ans, Guylaine Rivard (directrice du CRI et metteure en scène) réfléchit à ce projet. S’alliant Martin Giguère pour l’adaptation du livre, elle aura dû en retirer plusieurs passages. Si Bouchard soutient mordicus qu’il serait possible de monter la totalité de son texte, citant Vie et mort du roi boiteux de Jean-Pierre Ronfard, un cycle de six pièces mis en scène au début des années 80 et qui totalisait 15 heures de spectacle, il convient que son texte est à la limite des possibilités de la scène. "C’est tout à fait imaginable. C’est killer, mais ça prendrait juste un fou…"

En fait, heureux de voir le CRI s’attaquer à son texte, l’auteur a voulu donner le champ complètement libre à la troupe. "J’ai dit à Guylaine Rivard: "Vous faites comme si j’étais mort." Et c’est le plus bel hommage qu’ils pourraient me faire. Me considérer comme un auteur mort."

Comme le texte de Bouchard se construit sur les bases d’une parole omnipotente, d’un langage qui à lui seul peut créer le monde ou l’anéantir, il y avait là des ouvertures intéressantes pour le CRI. Inspirée par une langue rythmée, voire musicale, la metteure en scène aura même teinté la production d’un halo de hip-hop ou de slam, jusqu’à du flamenco.

Le rapprochement avec les performances qu’on associe au slam est d’ailleurs presque spontané pour quiconque a déjà vu l’auteur, dans le cadre de soirées de poésie, faire des lectures de ses propres textes. Avec de longues listes rappelant le travail de Valère Novarina ou Samuel Beckett, l’expérience tient véritablement du défi, et exigera sans doute des comédiens – Josée Laporte, Jérémie Desbiens, Monique Gauvin, Anne Laprise, Dany Lefrançois, Marc-André Perrier, Martin Giguère – qu’ils prouvent la mesure de leur talent.

LIRA BIEN…

Travailleur matinal assidu, discipliné du verbe, Bouchard continue de son côté l’écriture d’un autre livre qui le tient hors d’haleine depuis quelques années. D’ici la publication de ce nouvel effort, on verra se glisser sur les rayons des librairies un album de sa plume intitulé Harvey, publié aux éditions La Pastèque, et dont chaque page est illustrée par Janice Nadeau. De plus, dès le 15 novembre, on pourra se procurer un entretien avec Hervé Bouchard, rapporté par Stéphane Inkel et publié dans une nouvelle collection de La Peuplade.

À voir si vous aimez /
Valère Novarina, Sarah Kane, le In-Yer-Face Theatre

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LE THEATRE SELON HERVE BOUCHARD

"Quand tu es un spectateur de théâtre, il faut que tu t’abandonnes au show qui est là. Le théâtre prend possession de ton imaginaire d’une façon totalitaire. Tu n’es pas maître de ta perception. On joue avec ton oeil, on joue avec ton oreille. Parce que tu acceptes de rentrer dans la game. C’est comme dans un manège. Quand tu te fais attacher dans un manège et que ça part, t’as beau ne pas vouloir tourner à l’envers, la machine va le faire. D’une certaine façon, tu vas vivre des choses très singulièrement, pas pareil comme ton voisin, mais tu va virer à l’envers pareil. T’as fait le choix de rentrer, alors ce sera fini quand ce sera fini. Quand tu lis tout seul, ça ne fonctionne pas comme ça. Parce que le lecteur est beaucoup plus maître, beaucoup plus libre."